Goncourt des détenus : un espace bouleversant pour les détenus, les accompagnants et les auteurs !

Le 17 décembre dernier, des dizaines de détenus avaient rendez-vous au Centre National du Livre, rue de Verneuil à Paris. Ce sont les délégués nationaux du Prix Goncourt des détenus. Une formidable opération qui fête sa troisième édition.
Avant de faire cours à la maison d’arrêt des femmes de Versailles, Aude de Lombarès a enseigné le français pendant 20 ans au collège à Clichy-la-Garenne, et quelques mois au lycée. Mais depuis deux ans et demi, l’enseignante a l’impression de déployer ses ailes auprès de ses élèves, qui vont et viennent. Parmi les nombreuses activités qu’elle déploie, le Goncourt des détenus, qu’elle pilote pour la première fois dans l’enceinte de son établissement, après en avoir entendu parler par sa collègue à la Prison de la Santé.
Portée et porté par le Centre national du livre (CNL), opérateur du ministère de la Culture, et le ministère de la Justice, sous le patronage de l’Académie Goncourt, le prix Goncourt des détenus souhaite rendre les personnes détenues actrices d’un prix littéraire, en valorisant leur capacité critique tout en leur faisant découvrir des œuvres littéraires nouvelles. Selon Margaux Velten, référente nationale de la politique culturelle de l’administration pénitentiaire, ce partenariat avec le ministère de la Culture et le CNL est fondamental, car il permet d’affirmer que les personnes continuent à faire partie de la société et peuvent avoir accès aux offres culturelles de nos territoires. « C’est le rôle des institutions culturelles d’aller vers les publics éloignés de la culture et notre rôle à nous de donner accès à la culture, droit pour tous, nous dit-elle. Cette mission participe à la réinsertion des détenus, comme l’accès au sport, à l’enseignement, au travail et toutes ces actions culturelles ont aussi une vocation pédagogique et d’ouverture culturelle qui permet de développer des capacités (argumentation), de prise de parole à l’oral ».
Ce prix donne l’opportunité à près de 600 détenus de se plonger dans une lecture passionnée et de faire entendre leur voix pour élire leur lauréat, parmi les 16 auteurs sélectionnés par l’Académie. Ruben Barrouck, Thomas Clerc, Sandrine Collette, Kamel Daoud, Gaël Faye, Hélène Gaudy, Philippe Jaenada, Maylis de Kerangal, Étienne Kern, Emmanuelle Lambert, Rebecca Lighieri, Carole Martinez, Thibault de Montaigu, Olivier Norek, Jean-Noël Orengo et Abdellah Taïa sont en lice avec des œuvres très différentes. Pour cette troisième édition, lancée en septembre, 45 établissements pénitentiaires de la France entière sont engagés, dont 21 nouveaux établissements pénitentiaires participants. Pendant plus d’un mois, les détenus lisent et étudient l’ensemble des ouvrages de la sélection nationale du Goncourt, envoyé par le CNL. Puis, grâce à des rencontres dans les établissements, ils peuvent discuter des œuvres directement avec les auteurs qui acceptent de se déplacer. À la fin du mois de novembre, chaque établissement choisi trois livres. Une personne détenue réprésentant l’ensemble de ses camarades défend ses choix au niveau régional, des délibérations organisées localement par les directions interrégionales des services pénitentiaires. Enfin, les dix détenus délégués nationaux se rendent aux délibérations nationales, au CNL, qui sont suivies de la proclamation du lauréat.
Une expérience unique pour les détenues
Quand elle a pensé se lancer dans l’aventure du Goncourt des détenus, Aude de Lombarès s’en est tout de suite référé aux principales concernées. Sa politique : ne jamais rien lancer dans le dos des élèves âgées de 18 à 77 ans qui se partagent une seule salle de classe. L’enseignante a su s’adapter à ce milieu particulier, faire des cours de philo à des allophones, à des personnes illettrées. Ici, le premier des bagages n’est pas académique : c’est l’envie. Pour former son groupe Goncourt, d’une quinzaine de participantes, elle a ouvert grand ses portes avec un warning : pour venir dans l’atelier, il faut aimer lire, quoi que l’on lise ! « J’ai une élève qui s’est inscrite mais qui ne voit rien du tout, cela fait plusieurs mois qu’elle attend ses lunettes… alors ses camarades lui racontent les livres, lui lisent des pages. »
Au départ, la situation a été compliquée : « Nous n’étions pas parties avec les mêmes favoris, cela, je m’y attendais, mais j’ai été très surprise parfois. Par exemple, leur attention au visuel : elles sont très attachées à la mise en page, attendent d’avoir de belles marges, une belle typo. J’ai eu beau leur signifier « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse », elles ont beaucoup insisté sur ce point et nous avons décidé d’y dédier un point sur les 10. Certains livres sont très vite sortis du lot mais à la base elles étaient très déçues par la sélection du Goncourt. Elles ont trouvé que les thématiques étaient très violentes, très sombres. Elles l’ont répété à longueur de séance. Et cela a provoqué quelque chose d’inattendu pour moi : s’est détaché le livre de Thomas Clerc, Paris musée du XXIe siècle, Le 18e arrondissement, un pavé pourtant : l’une d’entre elles s’est motivée, a lu et a donné un 10/10, la meilleure note possible. Ce livre les transportait dans un ailleurs, autrefois ».
Les délibérations ont donné lieu à des échanges passionnants entre les élèves et à des réflexions profondes sur le principe de la lecture et de la notation. « Je leur ai donné une feuille qui reprenait les 10 droits du lecteur de Daniel Pennac. L’une d’entre elles, c’est de ne jamais se forcer à finir un livre. Cela les a beaucoup libérées dans leur appréhension des textes et curieusement encouragées à aller le plus loin possible ». La professeure a aussi été très heureuse de voir que les discussions ont dépassé le cadre de la littérature : « le monde extérieur s’est parfois invité dans les délibérations. Elles ont parlé de solitude, des addictions, sur le fait de tuer son semblable quand on est humain, elles ont évoqué la fraternité entre les peuples, elles ont longuement discuté sur la moralité d’humaniser Adolf Hitler pour le livre Vous êtes l’amour malheureux du Führer… les débats ont parfois volé très haut », nous dit-elle.
« Sur la notation, plusieurs étaient anxieuses à l’idée que leur note ne soit pas objective, elles ont beaucoup discuté sur le principe de subjectivité. Et puis les délibérations étaient vraiment géniales : le Masque et la Plume (l’émission de critique littéraire sur France Inter, NDLR) peut aller se rhabiller ». Avec délice, la professeure nous rapporte certaines punchlines de ce jury d’un jour, « Titre aguicheur mais aucune insolence dans ce livre dénué d’affect, lisse et prétentieux », « Trop de faits, de dates, de personnages, on dirait un sac de scrabble », « Un roman de salle d’attente », « De belles formules, c’est du Verlaine mélangé à du Rambo », « Immonde et sublime à la fois », « Le personnage est un électron libre, elle vit alors qu’autour d’elle les gens survivent ».
Aujourd’hui, les détenues de Versailles ont choisi leurs trois livres. Deux d’entre elles se sont rendues aux délibérations régionales, à la BNF, quai François Mitterrand, où elles ont pu profiter d’une visite dans la section des livres rares. Une première pour elles, qui ont été marquées par une froideur des matériaux, du bâtiment. « Ces quatre livres de fer ouverts, c’était très froid, le livre est écrasant, sacralisé, à l’opposé de ce qu’elles avaient vécu pendant plusieurs semaines », nous explique la professeure, heureuse de les avoir accompagnées jusque-là. Mais loin des ors de la République, c’est bien la rencontre avec Abdellah Taïa – estime-t-elle – qui a donné à l’expérience collective ses lettres de noblesse. » « J’ai déjà organisé des rencontres avec des écrivains grâce à l’association Lire pour en sortir, j’avais déjà invité Delphine de Vigan, Leïla Slimani à venir, chaque fois c’est passionnant. Mais avec Abdellah Taïa, nous avons atteint quelque chose de très particulier, peut-être lié à l’enjeu du Goncourt, ou peut-être à cause des énergies en présence. Elles avaient déjà beaucoup apprécié son livre, qui était dans le trio de tête, mais la rencontre a eu un grand impact. Elles ont beaucoup parlé avec lui, l’ont poussé dans ses retranchements, il y avait quelque chose de l’ordre de la sorcellerie, dans la pièce, une émotion particulière, très forte. À un moment l’une d’entre elles a été appelée pour aller voir son avocat ou autre chose, elle lui a dit deux mots et il n’a pas pu reprendre la parole tout de suite. Il était très touché. Il a dit : « Je viens de réaliser que je ne la verrai plus ! », il a dit alors qu’écrire, c’était saisir des moments dans toutes leur importance, car le tragique de l’existence se fige dans des fractions de secondes. C’était magnifique. À la suite de la rencontre, elles ont voulu lui écrire une lettre. Une fois le palmarès délivré, les élèves ont décidé de passer à autre chose : elles vont monter un prix littéraire en partant de leurs sélections subjectives du catalogue de l’association Lire pour en sortir : une belle aventure qu’elles espèrent partager avec d’autres détenus, dans d’autres centres pénitentiaires.
« L’effet miroir a fonctionné pour moi aussi ! »
Hélène Gaudy, finaliste au Prix Goncourt grâce à son très beau roman Archipels qui questionne la question du pré deuil du père, a accepté avec plaisir l’invitation du ministère de la Culture et de la Justice à rencontrer les détenus. Elle fait même figure de « bonne élève », nous a dit l’attachée de presse : elle a assisté à trois rencontres en présentiel, à Fleury Mérogis, Montauban et Saint-Maur et quatre autres en visio, à Troyes, Nouméa, Albi et Toulon. Selon l’autrice, cette initiative est d’autant plus intéressante que le rapport au livre change en détention. « Dans un contexte de détention, avec très peu de loisirs et d’ouvertures sur le monde extérieur, les livres prennent une importance, une nécessité que j’ai rarement constatée ailleurs .Les détenus que j’ai rencontrés étaient tous extrêmement heureux de cette rupture dans leur quotidien, et aussi de découvrir les livres de la sélection du Goncourt. Beaucoup les avaient tous lus (les 16 !) Le fait de créer des groupes de lecture et d’en parler ensemble avait été une expérience très enrichissante pour eux. En maison d’arrêt, les conditions sont très difficiles, avec la surpopulation, le fait de vivre tout le temps avec les autres. Parler, pour une fois, de livres et non du quotidien, ça va vraiment dans le sens de l’échange et de l’apaisement. Ça permet de penser au-dehors, à l’avenir, de se projeter. Voir arriver des gens de l’extérieur qui ne sont pas dans le jugement, développer une curiosité mutuelle, c’est aussi vraiment essentiel », nous explique-t-elle.
Avant de vivre cette aventure, Hélène Gaudy avait rencontré plusieurs amis qui avaient animé des ateliers en prison et en avaient retiré quelque chose de bouleversant. Elle n’a pas été déçue : « J’ai découvert un rapport à la lecture très intense, parfois boulimique, le désir fort de trouver dans les livres des échos et des réponses. Une grande générosité aussi. Un détenu m’a par exemple offert un dessin qu’il avait fait à partir de mon livre. Comme il n’avait que des stylos-billes et peu de couleurs, il avait développé une technique : dessiner à partir de milliers de petits ronds de couleurs qu’il mêlait entre elles pour créer celles qui lui manquaient. Le peu de choses qui laisse entrer de l’air, – et donc, ici, les livres – devient extrêmement précieux. Ça n’empêche pas l’esprit critique. La plupart des personnes que j’ai rencontrées avaient développé un avis très argumenté sur chacun des livres de la sélection. Même quand certaines choses leur déplaisaient, c’était toujours dit avec beaucoup de réflexion et de respect. Ça m’a beaucoup apporté de revenir ainsi, avec eux, à l’essentiel de ce qu’apportent la lecture et l’écriture. La trace que cela laisse en chacun et ce que ça bouge en nous ».
L’autrice, qui a beaucoup écrit sur la relation entre paysage et intimité, en est sûre : ces rencontres nourriront son écriture dans l’avenir. « Le dialogue a très vite dérivé sur l’effet miroir que pouvait avoir mon livre sur eux. Il les renvoyait souvent à tout ce qu’ils ont laissé à l’extérieur, aux gens qu’ils aiment, avec qui ils ne peuvent plus vivre. Pour certains, ça a été trop douloureux. D’autres m’ont dit, au contraire, que le fait de voir leur mère ou leur père au parloir, de se retrouver seuls pour la première fois, leur avait permis de développer avec eux une tout autre relation, qui leur rappelait celle que je décris dans mon roman. L’effet miroir a fonctionné pour moi aussi ! Le fait de se rendre compte que des choses très personnelles peuvent être partagées par des gens qui vivent une tout autre expérience, ça nourrit beaucoup pour continuer ».
Le prix Goncourt des détenus 2024 a été décerné à Sandrine Collette pour son roman, Madelaine avant l’aube, (éditions JC Lattès).
Référence : AJU016m9
