Raphaël Balland : « Faute de moyens dans bien des dossiers, on bâcle… »

Publié le 31/03/2025
Raphaël Balland : « Faute de moyens dans bien des dossiers, on bâcle... »
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De rapport en rapport, le constat s’impose. Parmi les pays membres du Conseil de l’Europe, la France est l’un de ceux qui consacre le moins d’argent à sa justice. La dixième édition du rapport de la CEPEJ, basé sur les données 2022 de 44 États membres du Conseil de l’Europe, rappelait en octobre 2024 que notre pays consacre seulement 0, 20 % de son PIB – ou 77,22 euros par habitant – à sa justice contre une médiane de 0,31 % – ou 85,40 euros dans les autres pays memebres. Les parquets français sont particulièrement sous-dotés : alors que la majorité des pays alloue un quart du budget au ministère public, le parquet français ne bénéficie que de 13 % du budget. Comme nombre de procureurs l’ont fait lors des audiences solennelles de rentrée au mois de janvier, Raphaël Balland, procureur de Béziers et vice-président de la Conférence nationale des procureurs de la république (CNPR) alerte sur les conséquences de ces choix budgétaires sur la politique pénale. Rencontre.

Actu-Juridique : Que démontre le rapport de la CEPEJ au sujet de la dotation des parquets ?

Raphaël Balland : Les rapports successifs de la CEPEJ montrent que la France est, parmi les 44 États membres du Conseil de l’Europe, dans les avant-derniers rangs en termes de moyens alloués à la justice. Les magistrats les plus mal traités sont de manière assez frappante ceux du parquet. C’est complètement incompréhensible quand on sait quelle place le législateur a attribuée aux parquets, dans les relations partenariales localement. La justice pénale est omniprésente dans le langage politique et médiatique. Or l’acteur prépondérant en matière de justice pénale est le procureur de la République entouré de ses équipes. L’État confie aux procureurs des missions importantes, et pourtant les parquets français sont les plus mal lotis de tout le Conseil de l’Europe. La France a trois à quatre fois moins de procureurs que la moyenne des pays du Conseil de l’Europe…

AJ : D’après ce rapport, un procureur français aurait en moyenne la charge de 2 000 dossiers par an. Comment est-ce possible ?

Raphaël Balland : Le parquet, en France, traite 5 millions de procédures par an. Le rapport fait état de 2 000 procédures par an et par procureur. C’est un calcul statistique à relativiser, car il inclut des procédures qui font très vite l’objet d’un classement sans suite. Parmi les affaires classées, certaines le sont par exemple pour « infraction insuffisamment caractérisée », l’un des 50 motifs qui permet de prononcer un classement sans suite, après des mois d’enquête infructueuse. Mais une grande partie des plaintes sont classées pour le motif « auteur inconnu » car les services d’enquête, eux-mêmes en grande souffrance, n’ont pas réussi à identifier les auteurs. Ces classements sans suite, qui interviennent en général pour un petit délit, prennent quelques secondes, même s’il faut ensuite mobiliser des équipes pour informer la victime du classement sans suite. Le chiffre de 2 000 procédure par an est donc un peu trompeur. Le rapport de la CEPEJ s’appuie sur deux critères plus signifiants : la part financière du PIB alloué à la justice et le nombre de procureurs par habitant. Ces chiffres se recoupent. Ils montrent que la France a le moins de procureurs par habitant, et que ces derniers ont plus de missions que la plupart de leurs homologues européens.

AJ : Les missions des procureurs des 44 États membres du Conseil de l’Europe étudiés par la CEPEJ, auxquels s’ajoutent le Maroc et Israël, à titre de pays observateurs, sont-elles réellement comparables ?

Raphaël Balland : Le rapport de la CEPEJ est régulièrement mis en doute dans son essence même, au motif que les systèmes judiciaires des différents États membres ne seraient pas comparables… Mais justement, si on regarde dans le détail, on voit que la France fait partie des pays dans lesquels les procureurs ont le plus de missions. Le procureur français n’est pas seulement la personne qui va porter l’accusation comme on le voit dans les films américains. Au pénal, le procureur français devient compétent dès lors que la moindre infraction est commise, depuis la conduite en état alcoolique jusqu’au meurtre. Il intervient du début à la fin de la procédure, depuis la direction d’enquête jusqu’à l’exécution des peines. Ce n’est pas le cas dans le système anglo-saxon, où le parquet n’assure notamment pas la direction d’enquête. Ensuite, le procureur décide de poursuivre ou non, de classer l’affaire ou de prendre des mesures d’alternatives aux poursuites, très développées en France. Lorsque les affaires sont jugées, le procureur va requérir à l’audience une relaxe ou une condamnation, ce qui prend évidemment du temps. Ensuite, une fois la condamnation prononcée, il participe aux débats sur l’exécution de cette peine. Le procureur requiert devant le juge de l’application des peines pour les peines les plus lourdes et intervient auprès de la commission des réductions de peine pour se prononcer sur les permissions de sorties ou les réductions de peine. La présence du procureur jusqu’à la toute fin du processus pénal est en soi assez atypique dans un système judiciaire. Mais les procureurs font également beaucoup d’autres choses en dehors de la sphère pénale.

AJ : En plus de son action au pénal, que fait un procureur en France ?

Raphaël Balland : Le procureur intervient sur la protection des mineurs en danger. Il est le filtre entre les juges des enfants et les services sociaux, l’hôpital, l’éducation nationale, les associations. C’est à lui qu’il revient de saisir ou non un juge des enfants. Il peut placer un enfant en urgence si on estime qu’il est en danger immédiat dans sa famille, parce qu’il est victime de violences sexuelles ou que sa famille refuse une opération indispensable, par exemple. Le procureur peut alors être saisi de jour ou de nuit. Peu de procureurs du Conseil de l’Europe ont de telles fonctions.

Les Français l’ignorent, mais le procureur intervient également au tribunal de commerce, en ce qui concerne les procédures collectives, qu’il s’agisse de faillites ou de redressements judiciaires. Sa présence est obligatoire aux audiences, au cours desquelles il veille à ce que les droits de tous – créanciers, salariés, débiteurs, chefs d’entreprise – soient respectés. À Béziers, cela représente une audience par semaine.

S’ajoute enfin le parquet civil : le procureur de la République en France est le patron des officiers d’état civil et intervient en cas de difficultés concernant les naissances et les mariages. Reconnaissance de filiations, adoptions, changement de prénom et de nom passent par lui. Avant le développement de l’informatique, tous les parquets de France disposaient d’ailleurs d’un double des registres d’état civil. On pourrait imaginer que, puisqu’ils ont plus de missions à remplir, les procureurs français disposent de plus de greffiers que leurs homologues des autres États membres, mais c’est l’inverse : ils ont deux fois moins de greffiers que dans les autres pays…

AJ : Que pensez-vous du développement des alternatives aux poursuites ?

Raphaël Balland : Du fait du manque de juges et de greffiers, l’institution a inventé depuis plus de 20 ans les alternatives aux poursuites pour un certain nombre d’infractions de basse intensité mais qui ne sont en général pas perçues comme telles par les victimes. Il ne s’agit pas de simples rappels à la loi, sans effet, mais de stages de sensibilisation sur des sujets variés – stups, sécurité routière, violences conjugales –, d’obligations de soins, d’obligations d’indemniser les victimes, d’interdictions de contact ou de se rendre au domicile conjugal, par exemple. Ces mesures permettent aux procureurs d’apporter seuls plus d’un tiers des réponses pénales. Cette troisième voies, entre l’audience et le classement sans suite, évite de prononcer des classements secs, comme cela arrivait auparavant lorsque le procureur estimait qu’il était inopportun de poursuivre. Ces alternatives permettent donc d’apporter une réponse pénale, mais peut-être en mode dégradé. Le problème, c’est que pour nos concitoyens, ce n’est pas toujours vécu comme de la vraie justice.

AJ : Quelles sont les conséquences de ce manque de procureurs ? Le nombre de classements sans suite prononcé en découle-t-il ?

Raphaël Balland : On doit la vérité aux Français, et je n’ai pas peur de le dire : faute de moyens dans bien des dossiers, on bâcle… Nous n’avons pas le choix : des flux entrent et doivent sortir. Et moins de temps passé sur un dossier, c’est bien sûr moins de temps passé à la recherche de la vérité. On a inventé des choses pour aller très vite dans des dossiers qui semblaient moins graves mais qui le sont pour les victimes. Dans bien des cas, ce n’est pas satisfaisant, et nous en sommes conscients. Nombre de nos concitoyens ont le sentiment qu’il ne se passe rien lorsqu’ils déposent plainte, car ils n’ont aucune nouvelle. Il faut reconnaître que ce sentiment d’impunité correspond à une réalité. Dans les parquets, il n’y a quasiment plus de stock car on a mis des systèmes à flux tendus. Mais dans les commissariats, il y a plus de 3 millions de procédures en stock, en attente de traitement, faute d’enquêteurs en nombre suffisant.

AJ : Quelles affaires peuvent être « sacrifiées » ?

Raphaël Balland : Le travail du procureur est de faire le tri. Cela s’appelle l’opportunité des poursuites, prévue par la loi. Nous apprécions les faits au cas par cas et nous faisons des choix, indispensables pour que la machine continue à fonctionner. Cette année, le garde des Sceaux a réuni les procureurs de la République et les procureurs généraux pour annoncer deux priorités de politique pénale : les violences, et les trafics de stup. Nous donnons évidemment la priorité aux atteintes aux personnes et au trafic de stup, aux cambriolages quand on a les auteurs. L’institution a mis beaucoup de moyens sur les violences intra-familiales pour essayer d’apporter des réponses qualitatives. Les enquêteurs les traitent en priorité, même s’ils ont du mal à faire face à la masse de procédures en attente de traitement. À Béziers, il y en a plus de 600. Il faut donc également trier systématiquement ces plaintes. Les menaces de violences seront traitées, mais après les violences… Évidemment, si un jour la menace se traduit en actes, on nous le reprochera. Être procureur, c’est prendre toute la journée des décisions qui ont pour but de faire face aux flux et de faire fonctionner la machine, pour protéger au mieux les victimes et lutter contre les risques de récidive des auteurs. On y arrive à peu près, même dans des conditions dégradées, mais on pourrait faire tellement mieux si on nous donnait les moyens de nos ambitions. On arrive à faire avec 3 fois moins de moyens que nos collègues des autres pays. C’est le mystère du parquet à la française.

AJ : Comment expliquer que les parquets fonctionnent malgré tout ?

Raphaël Balland : L’explication tient beaucoup à ce que j’appelle le « syndrome du bon élève » qui caractérise la plupart des procureurs, qui les pousse à essayer de relever une mission, même si elle est impossible. Les procureurs sont sensibilisés au malheur des gens, plongés dans les dysfonctionnements de la société dont ils doivent représenter les intérêts. Cela oblige. Ils continuent à faire de leur mieux, malgré parfois une certaine lassitude. Les procureurs s’expriment à l’occasion de drames et ont une parole politique qui peut être très forte. Ils ne peuvent pas profiter d’un tel contexte pour parler de leur situation ! Les parquets ne peuvent pas non plus se mettre en grève. Ils n’en ont pas le droit, et cela mènerait à la guerre civile… Je pèse mes mots : sans procureur de la République, il n’y a pas de garde à vue ou de poursuites d’un assassin… Cela dit, les magistrats se mettent à déserter la fonction de procureurs. Aujourd’hui, environ les 2/3 des jeunes magistrats sortant de l’École nationale de la magistrature sont nommés au parquet. Quand ils acquièrent de l’ancienneté, ils demandent souvent à faire d’autres missions en passant au siège. Cela fait trente ou quarante ans que la situation perdure. Les ambitions et discours politiques et médiatiques doivent correspondre aux moyens alloués. Malheureusement, étant donné que nous sommes moins de 1 800 magistrats au parquet, nous avons peu de poids électoral. L’incompréhension, et parfois même la colère, s’installent.

AJ : La situation ne s’améliore-t-elle pas ?

Raphaël Balland : Elle évolue dans le bon sens ces dernières années, mais on espère convaincre petit à petit nos concitoyens et nos décideurs politiques qu’il faut un changement profond. À Béziers, le parquet compte 9 magistrats, et nous devrions en avoir un de plus d’ici 2027 – mais quand ? Je sais tout de suite ce que je vais pouvoir faire avec ce magistrat supplémentaire : resserrer les liens avec les enquêteurs, les maires, les préfets, les associations, lutter contre les addictions, puisqu’un des rôles du parquet est également de faire de la prévention de la délinquance. C’est prévu par la loi et j’y suis très attaché. S’attaquer aux causes et pas seulement aux conséquences, cela se traduit par des politiques partenariales sur la lutte contre les addictions, la haine en ligne, la prévention dans les établissements scolaires… Nous avons des milliers de convictions, de l’énergie, des idées. Mais pas assez de moyens. Notre ministre actuel a obtenu le maintien du budget tel que prévu dans la loi de programmation de la justice adoptée en 2023, qui prévoyait une augmentation constante du budget de la justice sur les 4 années suivantes. Il est vrai que le ministère de la Justice est un des seuls à voir son budget augmenter. Mais on part de tellement loin : quand j’ai pris mon premier poste en 2001, le budget accordé à la justice judiciaire, hors pénitentiaire, était inférieur à celui des anciens combattants.

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