Délinquance économique et financière : le parquet de Bobigny mise sur la collaboration avec Tracfin

Procureure adjointe au parquet de Bobigny, Isabelle Minguet est responsable de la lutte contre la délinquance économique du département de Seine-Saint-Denis. Pour Actu-Juridique, elle présente l’activité de son service, qui déploie des trésors d’ingéniosité pour démanteler des réseaux de fraude malgré un manque de magistrats et d’enquêteurs. Rencontre.
Actu-Juridique : Pourquoi vous êtes-vous spécialisée dans les affaires économiques et financières ?
Isabelle Minguet : Ma formation me prédisposait à la matière économique et financière et à la lutte contre la criminalité organisée. Diplômée de Science Po Paris, j’ai intégré l’ESSEC que j’ai quittée en cours de formation pour rejoindre l’École nationale de la magistrature. J’ai commencé ma carrière de magistrat comme substitut du procureur en charge des mineurs à Meaux puis j’ai rejoint la Direction des affaires criminelles et des grâces, où j’ai exercé la fonction de rédacteur en charge de la lutte contre la corruption. J’ai ensuite été juge d’instruction à Paris puis vice-présidente chargée des enfants à Bobigny avant de renouer avec la matière économique et financière. J’ai alors été rapporteur à l’Autorité de la concurrence, puis responsable juridique du service de renseignement financier Tracfin, et enfin sous-directrice à la Chancellerie à la Direction des affaires criminelles et des grâces en charge de la criminalité organisée, de l’entraide pénale internationale, de la lutte contre le terrorisme et de la lutte contre la délinquance économique et financière. Je suis désormais procureure adjointe en Seine-Saint-Denis en charge des affaires économiques et financières.
AJ : Quel est l’état des lieux de cette délinquance en Seine-Saint-Denis ?
Isabelle Minguet : La Seine-Saint-Denis est un département particulier : il est le plus jeune de France métropolitaine et celui qui a le plus fort taux de délinquance. La Seine-Saint-Denis est un territoire passionnant mais gangrené par toutes sortes de trafics. Nous devons agir contre les vendeurs à la sauvette à la sortie du métro, les réseaux de blanchiment, les réseaux d’escroquerie en bande organisée à la Caisse primaire d’assurance maladie – des centres de santé déclarent des prestations fictives pour des centaines de milliers d’euros – , enquêter sur les accidents du travail, nombreux en Seine-Saint-Denis du fait des divers chantiers de rénovation, etc. Il y a aussi le contentieux douanier – Roissy est un centre de fret important –, celui de l’habitat indigne, sur lequel le parquet se montre très actif. Le nombre d’étrangers en situation irrégulière et le taux de travail dissimulé sont tous deux extrêmement élevés dans le département. Il existe enfin des réseaux de blanchiment d’argent très élaborés, qui profitent à deux catégories de délinquants dont les intérêts se rejoignent dans un système de blanchiment par compensation.
AJ : Comment fonctionnent ces réseaux de blanchiment ?
Isabelle Minguet : D’un côté, vous avez des « réseaux de trafiquants » – de stup, de contrefaçons ou de cigarettes – qui sont rémunérés en espèces et souhaitent récupérer leurs profits « blanchis », par exemple sur des comptes bancaires à l’étranger. De l’autre, vous avez des chefs d’entreprises problématiques qui souhaitent décaisser discrètement des sommes initialement bancarisées, soit pour payer des salariés non déclarés, soit pour détourner de l’argent à leur profit. Les blanchisseurs fournissent un service de compensation entre argent bancarisé et espèces en s’appuyant sur un réseau de sociétés éphémères. Les chefs d’entreprise font des virements vers ces sociétés, en prétendant qu’il s’agit de sous-traitants ou de prestataires de services. Ces sommes vont transiter dans le réseau de « sociétés taxis » avant de partir à l’étranger et de bénéficier aux « trafiquants ». Parallèlement à cela, les « trafiquants » versent leurs espèces aux blanchisseurs et récupèrent de l’argent bancarisé à l’étranger. Le service de blanchiment d’argent s’est complètement professionnalisé. Auparavant, les délinquants avaient leur propre réseau de blanchiment. Aujourd’hui, des blanchisseurs, qui ne sont pas eux-mêmes des trafiquants, blanchissent tout et n’importe quoi pour une commission de l’ordre de 20 %. Ce système de blanchiment existe partout en France mais il est particulièrement utilisé en Seine-Saint-Denis, où les créations d’entreprises sont très nombreuses. Lutter contre la délinquance économique en Seine-Saint-Denis est une gageure. Le parquet de Bobigny n’est pas dimensionné pour faire face à l’ensemble de cette délinquance, et manque cruellement d’enquêteurs sur lesquels s’appuyer.
AJ : Quelles sont les conséquences de ce manque d’enquêteurs ?
Isabelle Minguet : C’est très problématique car les infractions économiques et financières sont massives. La lutte contre le blanchiment est prioritaire dans le discours mais les services d’enquête nous refusent des dossiers tous les jours, faute de moyens pour les traiter. L’économique et financier, qui nécessite une appétence et une formation spécifique, attire peu. Les services spécialisés sont totalement embolisés et ne prennent en charge que les affaires les plus importantes. Notre travail est donc d’abord de sélectionner les affaires que nous transmettons aux services d’enquête dont nous connaissons les limites. Nous classons en amont des affaires qui mériteraient pourtant des investigations. C’est comme si vous aviez un gros filet de pêcheur et que vous arriviez dans une zone extrêmement poissonneuse : nos capacités d’enquête étant très limitées, nous utilisons de très grosses mailles… et nous sommes donc malheureusement obligés de classer beaucoup de dossiers. Comme les commissariats sont complètement submergés, certaines affaires qui donneraient lieu à des enquêtes dans d’autres territoires seront classées en Seine-Saint-Denis. Dans le département, les services d’enquêtes ont 270 000 procédures en stock et se concentrent évidemment sur les atteintes aux personnes, et sur les délits qui portent le plus atteinte à l’ordre public. Les affaires économiques et financières n’en font pas forcément partie.
AJ : Que pouvez-vous faire dans un tel contexte de manque de moyens ?
Isabelle Minguet : Nous sommes, au parquet économique et financier, 9 magistrats et 5 assistants spécialisés. Nous essayons de faire du mieux possible avec les moyens dont nous disposons. Nous avons axé notre politique pénale sur les saisies, bien avant qu’une circulaire de politique pénale nous enjoigne de le faire. La division que je dirige a saisi 40 millions d’euros l’an dernier. C’est beaucoup. De même que d’autres grandes juridictions, nous avons mis en place un dispositif très efficace de coopération avec Tracfin. Chargé de lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme, Tracfin est à la fois une cellule de renseignement financier et un service de renseignement au même titre que la DGSE ou la DGSI. Ce service bénéficie d’informations qui lui viennent des professionnels assujettis, et notamment des banques qui lui signalent des mouvements bancaires atypiques et susceptibles de constituer du blanchiment. Tracfin analyse ces signalements et les enrichit avant de transmettre des informations aux impôts, à l’Urssaf, à d’autres services de renseignements, à ses homologues étrangers ou à l’autorité judiciaire. Auparavant, Tracfin ne transmettait que des notes d’informations approfondies à l’autorité judiciaire, qui de ce fait intervenait parfois trop tard. Désormais, il existe un circuit court qui permet d’intervenir de manière efficace.
AJ : En quoi consiste ce circuit court ?
Isabelle Minguet : Comme je vous le disais, nous sommes confrontés en Seine-Saint-Denis à un phénomène de blanchiment d’argent via des sociétés éphémères. Les blanchisseurs construisent un écosystème de sociétés fictives, aussi appelées « sociétés taxi », qui ne sont en réalité rien d’autre qu’un compte bancaire. Cet écosystème permet d’évacuer des fonds, qui circulent entre différentes sociétés pour brouiller les pistes avant d’être évacués vers l’étranger. Les banques ont de la visibilité sur l’activité financière des sociétés. Elles peuvent par exemple voir arriver un versement de 300 000 euros quelques jours à peine après la création de l’entreprise, et un autre encore plus important une semaine plus tard. Elles peuvent noter aussi que ces sociétés qui reçoivent des fonds importants ne font aucune dépense de fonctionnement, ne versent aucun salaire. C’est louche. Dès que Tracfin est informé par la banque de l’atypisme du fonctionnement du compte bancaire d’une société, il nous avise et nous saisissons ces fonds sans attendre qu’un service d’enquête soit disponible pour investiguer sur cette suspicion de blanchiment. Avant la mise en place de ce circuit court, Tracfin prenait le temps d’enquêter et la société, qui était prévue pour avoir une durée de vie de quelques mois, était morte avant la fin des investigations. Les gérants de ces sociétés étant des hommes de paille, il n’y avait plus rien à faire.
AJ : Que se passe-t-il une fois l’argent saisi ?
Isabelle Minguet : On attend de voir si quelqu’un réclame les fonds. Dans la grande majorité des affaires, ce n’est pas le cas car le véritable gérant ne veut pas sortir du bois. Nous finissons alors par classer l’affaire sans suite, et 6 mois après ce classement, l’argent saisi rentre au budget général de l’État. En 2024, ce seul circuit court a permis de saisir 8,9 millions d’euros et de faire rentrer 4,8 millions d’euros au budget général de l’État. Ce système nous permet de déstabiliser le système de fraude avec très peu de moyens. Et cela rapporte de l’argent à l’État. 20 % des saisies sont néanmoins contestées. Dans ce cas, on ouvre une enquête, qui permet en général d’établir qu’il s’agissait bien de blanchiment. Des sanctions sont alors prises une fois que les services sont remontés jusqu’aux animateurs du réseau.
AJ : Ce circuit court s’applique-t-il à toutes les affaires ?
Isabelle Minguet : Non. Quand les fonds sont très importants ou que Tracfin identifie différentes sociétés écran travaillant de pair, on saisit un service d’enquête spécialisé. On utilise pour la délinquance financière les méthodes d’enquête utilisées autrefois pour la criminalité organisée : écoutes, sonorisation, filatures. On monte de très gros dossiers d’enquête qui permettent de démanteler des réseaux. C’est ainsi qu’a été démantelé un réseau tentaculaire de blanchiment d’argent vers la Chine connu sous le nom d’Alibalaba. Il faisait intervenir deux réseaux de sociétés blanchisseuses, sur lesquels des mouvements financiers suspects avaient été décelés et dont l’objet social n’avait aucun lien avec leur activité déclarée. Ses responsables ont été jugés à la fin de l’année 2024 au tribunal correctionnel de Bobigny. Des peines allant jusqu’à 6 ans de prison ferme ont été prononcées. Des saisies ont été réalisées, d’un montant total de plus de 7 millions d’euros. Vu le manque de moyens, nous sommes obligés de réserver les moyens d’enquête à des affaires de cette ampleur.
AJ : Travailler dans un contexte de manque de moyens généralisé, n’est-ce pas décourageant ?
Isabelle Minguet : Nous travaillons énormément avec peu de moyens. Malheureusement, nous ne pouvons que constater que les citoyens sont peu satisfaits de leur justice. C’est évidemment frustrant mais on ne peut pas faire mieux. L’équipe hyperdynamique de la division économique et financière reste très motivée. Les moyens judiciaires sont en augmentation mais les services d’enquête spécialisés en éco-fi sont en rétractation. La filière judiciaire est peu prisée par les policiers de la nouvelle génération qui jugent la procédure pénale complexe et privilégient l’ordre public ou le renseignement. Au sein du judiciaire, la filière économique, qui nécessite une formation et une appétence particulière, attire particulièrement peu. Nous devons travailler avec des commissariats de Seine-Saint-Denis qui ne sont pas spécialisés dans la matière. C’est dommage : investir un peu dans cette filière permet de rapporter beaucoup. À titre d’exemple, le recrutement d’une attachée de justice au parquet de Bobigny nous a donné la possibilité de mettre en place le circuit court qui a permis la saisie de près de 9 millions d’euros en 2024. Elle reçoit les signalements de Tracfin, échange avec les banques, prépare les documents relatifs à la saisie des fonds… Éric Mathais, procureur de Seine-Saint-Denis, dit que notre attachée de justice « saisies » est l’un des emplois les plus rentables de l’administration. Il a raison !
Référence : AJU017f8
