Un livre témoignage poignant sur la face pas si cachée de l’industrie pornographique

En 2025, les deux procès dits French Bukkake et Jacquie et Michel vont mettre l’industrie pornographique sur le gril. Des dizaines de femmes ont porté plainte. Parmi elles, 15 plaignantes ont décidé de s’allier à des autrices pour que leurs histoires soient entendues. Un livre poignant, une action sororale pour accompagner la justice dans sa réparation.
« À toutes les victimes du système porno criminel ». Dans la dédicace qui invite à la lecture du livre Sous nos regards, on lit déjà combien raconter leur histoire était un enjeu capital pour les 15 plaignantes des affaires French Bukkake et Jacquie et Michel. Parler en dehors de la salle des assises, surtout : « Elles sont parties civiles dans les procès dit « du porno ». Elles parlent pour celles qui n’ont pas pu, pour celles qui ont disparu. Elles refusent d’être enfermées à perpétuité dans l’image de leurs corps violés ». Avant d’entrer dans les histoires de ces femmes qui évoquent des faits de viols, actes de tortures et barbarie, des actes non consentis, mis en scènes, filmés et diffusés ad vitam aeternam, deux articles présentent les enjeux de ces procès et de ces histoires longtemps restées inaudibles. Dans la préface, l’historienne Christelle Taraud, spécialiste de l’histoire des femmes, dresse l’état des lieux de l’industrie pornographique depuis les années 1970 et combien internet a changé la donne et accéléré la déshumanisation des femmes. Elle évoque ainsi l’expression de « porno d’abattage », notion qu’elle va déployer dans un livre à paraître bientôt Capitalisme sexuel, naissance d’une industrie. Dans un second chapitre, la grande reporter du Monde, Lorraine de Foucher (lauréate du prix Albert Londres) revient sur l’arrivée dans les médias des affaires de French Bukkake et Jacquie et Michel, comment de nouveaux regards se sont posés sur les vidéos produites grâce au regard extérieur, celui des journalistes en particulier qui, dès 2015, publient des enquêtes où sont évoqués violences extrêmes, absence de consentement de jeunes femmes qui n’avaient pas signé pour les actes capturés par les caméras.
Il y a l’histoire difficile de Loubna, prostituée par son compagnon qui se retrouve prise en embuscade dans une cave de banlieue parisienne. La vidéo portera le nom de sa fille. Les jeunes Pauline et Noëlie qui refusent d’être considérées comme des victimes ni comme « serpillières à foutre » ou « épaves » comme elles étaient qualifiées dans les vidéos. Elles ont voulu mourir pour les oublier, ces traces indélébiles de leurs viols qui tournaient en boucle. Claire, Pauline et Noëlie, Amélie, Mélanie, Émilie, Hélène, Niya, Alex et Alice, M., C., A., Y., S… toutes se sont alliées à des autrices qui ont travaillé sur le sujet des violences sexuelles ou sont dans une démarche féministe, comme la journaliste Alice Géraud (autrice de l’enquête Sambre), Hélène Devynck (journaliste et plaignante contre Patrick Poivre d’Arvor) ou encore la romancière Diaty Diallo (autrice de Deux secondes d’air qui brûle). Chaque histoire ébranle celle et ceux qui la lisent car elle bat en brèche une idée reçue sur l’industrie pornographique : la grande majorité des jeunes femmes ne sont pas actrices et n’ont pas consenti aux actes qui leur sont imposés et à la diffusion de ces derniers. « Je ne suis pas celle qu’ils décrivent dans la légende, sous les vidéos des viols. Pas une blonde sexy totalement libre qui aime baiser. Pas une bombe docile accro à une sexualité hors-norme. Ni une adolescence, ni un avion de chasse, une Française, une nymphomane, une fille facile, une femelle qui adore ça, encore moins une salope sans limites à la morale déviante. Je ne suis pas une poupée totalement soumise (…). Je m’appelle Mélanie. Je suis néerlandaise », souligne l’une des plaignantes.
L’autrice
Adélaïde Bon est comédienne, lectrice à haute voix, autrice. En 2018, elle a publié chez Grasset le roman La petite fille sur la banquise où elle raconte son parcours personnel à la recherche de ce qui lui est arrivé quand elle avait neuf ans et qu’elle a croisé les pas d’un tueur en série. Sa démarche, dans ce roman, a beaucoup de liens avec le sort des victimes des affaires French Bukkake et Jacquie et Michel : sa voix d’enfant était inaudible, la prise de conscience de la violence du crime a mis aussi du temps à se frayer un chemin dans son corps, dans son esprit. Avec Hélène Devynck elle est à l’origine du projet de livre mené avec le collectif de plaignantes. « Nous avons pioché dans nos connaissances mutuelles pour former un collectif ». Face aux craintes de plusieurs d’entre elles de ne pas pouvoir être en mesure de garder la distance nécessaire tout en retraçant fidèlement et respectueusement la voix de leur binôme, tout a été mis en place. « Nous avons mis en place pour celles qui le souhaitaient une formation avec le Collectif Féministe contre le Viol pour le recueil de la parole des victimes, et savoir décrypter les stratégies de défense qui peuvent jouer. Elles ont été aux premières loges, car participer au récit d’un traumatisme, c’est être prêt à des appels en pleine nuit, des angoisses de suicide », nous explique Adélaïde Bon. « Nous avons mis en place une charte entre autrices et une politique face aux plaignantes : ne pas aller plus vite que la pensée de la plaignante, ne pas poser des mots sur des choses qui ne sont pas nommées (comme inceste), ni minimiser, ni aller au plus vite. Ne pas se mettre en surplomb ». Selon l’autrice, le livre a permis de former un collectif très soudé, sororal, « d’êtres humains extraordinaires ». Avec sa plaignante, Mélanie, elle a tissé une relation forte malgré la distance. « Elle habite aux Pays-Bas. Toutes nos rencontres se sont faites par Zoom et la soirée de lancement a été la première occasion de nous rencontrer physiquement : elle vient même dormir chez moi. Elle avait beaucoup écrit sur son affaire ; l’histoire Jacquie et Michel c’est la goutte d’horreur dans un continuum de violences. Quand je l’ai rencontrée, j’ai d’abord lu un recensement qu’elle avait fait de tous les agresseurs qui avaient souillé sa vie, jalonnée son parcours ». La jeune autrice a partagé aussi son histoire en envoyant son livre traduit en anglais, une façon de créer une relation égalitaire, de donnant-donnant. « Je lui ai dit que je voulais parler du continuum de violences et elle était dans la même idée. C’est là où commence la coécriture. Avec Mélanie, c’était facile car un gros travail avait été amorcé en thérapie. Mais je pense que ce sera quelque chose pour elle d’avoir le livre en main, ce sera un soulagement très différent de ce qui pourrait advenir au procès où elles sont présentées comme des victimes, une posture qui peut être très stigmatisante… Ce projet, c’est un peu leur redonner la main sur l’histoire. »
Adélaïde Bon espère que ce qui est amorcé dans le livre trouvera un écho dans le tribunal. « Ces femmes, tout le monde les regarde et personne ne les écoute. Aujourd’hui, 99 % du porno constitue du viol filmé. Je veux qu’on produise un contre-discours sur ce qui est majoritairement raconté sur l’industrie porno présentée comme une libération. On passe sous silence les violences systémiques qui touchent ces femmes, pour faire entendre que ce qu’elles ont subi est de la torture. Face à elles, elles auront de très bons avocats et surtout elles auront la propagande de la culture du viol ».
L’avocate
Lorraine Questiaux est avocate et défend plusieurs plaignantes des affaires French Bukkake – dans le cadre de laquelle elle s’est pourvue en cassation – et Jacquie et Michel. Selon elle, les plaignantes sont déterminées à obtenir justice et à dénoncer les mensonges qui ont servi l’impunité de leurs agresseurs. « Les protagonistes de ces affaires ont été l’objet de nombreuses plaintes. Nous estimons que, dès 2009, ces activités illégales, au vu et au su de tous, auraient pu être interceptées et cessées. Le site faisait l’apologie de la haine avec aucune volonté de dissimuler l’objectif d’humiliation. » L’avocate est particulièrement satisfaite de ce que ce projet de livre permet : « Une amitié forte lie désormais plaignantes et autrices. Il existe entre elles un sentiment de sororité exceptionnel qui se construit sur un terrain miné. Il faut rappeler que les vidéos de viols sont encore en ligne et qu’il n’existe pas d’instrument juridique adéquat pour les retirer car il n’y a pas de volonté politique de le faire. Dans la balance, il y a l’industrie pornographique toute puissante et la re-victimisation éternelle de ces femmes qui n’ont aucun poids ». Selon l’avocate, l’industrie en question relève de la criminalité organisée : « Tous les éléments judiciaires, sociologiques et économiques sont des faisceaux de preuve. Mais ils sont parvenus à imposer un narratif positif, libérateur. » Comme l’a fait à une certaine époque l’industrie du tabac. « Ce qui me désespère, c’est que la justice ne prenne pas position… ce qui est déjà une prise de position. En première instance, la juge n’a pas voulu retenir les circonstances aggravantes pour des raisons qui ont plus à voir à la situation d’embolie du système judiciaire que du fond du dossier. En appel, le magistrat s’est fendu de motivations qui, selon moi, relèvent de biais sexistes mettant en cause la moralité des plaignantes », souligne Lorraine Questiaux.
En 2025, l’avocate se prépare à un combat de David contre Goliath. « C’est une lutte politique fondamentale : nous allons évidemment faire le procès de l’industrie pornographique car, pour caractériser le viol, la traite, il va falloir détricoter cela. Faire comme Gisèle Halimi qui, pour démontrer l’intention criminelle derrière le viol, a dû démontrer comment le rapport de force s’est construit. Le rapport du haut-commissariat des Nations unies rapporte que 90 % des vidéos pornos montrent de la violence contre les femmes, mises en scène et vécue… Dans notre dossier nous avons glissé dans la procédure le témoignage d’un producteur qui affirmait que selon lui 99 % des femmes du porno avaient vécu des violences sexistes et sexuelles dans leurs vies, que c’était « des cas soss’ et qu’on pouvait en faire ce qu’on voulait ». S’il y a prédation, il y a viol. »
Référence : AJU017g6
