De l’utilisation du détecteur de mensonges, ou polygraphe, en Belgique

Publié le 29/01/2025 à 9h00

On en voit parfois dans les séries télévisées, mais sait-on que les détecteurs de mensonge sont utilisés couramment en Belgique dans les enquêtes policières ? La fiabilité de cet outil, qu’on nomme aussi polygraphe, serait de l’ordre de 90%. Michel Leurquin en dévoile les avantages et les limites. 

De l’utilisation du détecteur de mensonges, ou polygraphe, en Belgique
Appareillage utilisé par le service polygraphie de la police fédérale belgee. Photo : ©DGJ Police judiciaire fédérale belge.

Au fil des siècles, les civilisations ont mis en place des systèmes judiciaires dans lesquels l’aveu était considéré comme la reine des preuves. Ce sujet mérite quelques rappels historiques. Au Moyen Âge, les juges recouraient à la « question », une torture « raffinée » visant à arracher des aveux, y compris de la part d’innocents. Ces derniers, pour mettre fin à leur calvaire, étaient prêts à avouer n’importe quoi, même au risque de la peine de mort. Le « jugement de Dieu » (ordalie) en est un exemple tristement célèbre. Il consistait à infliger des épreuves cruelles comme être jeté dans un cours d’eau, ligoté. Si la personne flottait, elle était considérée comme coupable et exécutée ; si elle coulait, son innocence était reconnue, mais la noyade inévitable.

Le premier polygraphe apparait en 1921

Heureusement, ces méthodes appartiennent désormais au passé. Avec l’émergence de la police scientifique au XIXe siècle, incarnée par des pionniers comme Alphonse Bertillon, la science a progressivement remplacé la religion dans les enquêtes criminelles. Depuis, des progrès notables ont été réalisés : empreintes digitales, photographie judiciaire, analyses balistiques, portraits-robots, toxicologie, écoutes téléphoniques, bases de données, logiciels d’analyse, ADN… et le détecteur de mensonges.

Le détecteur de mensonges, souvent perçu comme un outil infaillible dans les séries policières, suscite de nombreuses interrogations quant à son efficacité dans la réalité. En 1921, le psychologue canadien John A. Larson, travaillant pour le service de police de Berkeley en Californie, a conçu ce qui est aujourd’hui considéré comme le premier détecteur de mensonges. Il a introduit la mesure simultanée de la fréquence respiratoire et de la pression sanguine, donnant naissance au polygraphe. Ce terme d’origine grecque signifie « plusieurs écritures », car l’appareil pouvait enregistrer simultanément plusieurs réponses physiologiques sur un tambour rotatif de papier. En 1939, Leonarde Keeler a breveté le prototype du polygraphe moderne, aujourd’hui connu sous le nom de « Keeler Polygraph ». Il est désormais reconnu comme le père du polygraphe, et d’autres scientifiques ont encore amélioré cet appareil au fil des ans. Le terme « détecteur de vérité » serait plus neutre et plus précis, car il ne suppose pas que la personne interrogée ment nécessairement, mais plutôt qu’il s’agit de vérifier la cohérence des réponses.

Pression artérielle, rythme cardiaque, respiration

En Belgique, contrairement à la législation française, l’utilisation du polygraphe est autorisée, sous certaines conditions bien encadrées par la loi. Avant d’explorer cette question, il convient de comprendre le fonctionnement du détecteur. L’individu interrogé est relié à des capteurs mesurant la pression artérielle, le rythme cardiaque, la respiration, et la conductivité de la peau, sous la direction d’un expert. L’analyse des réactions est ensuite effectuée par un ordinateur. L’examinateur commence par poser des questions de contrôle avant de passer aux questions relatives à l’affaire judiciaire en cours. Si la personne ment, elle peut éprouver du stress, entraînant des réactions physiologiques telles qu’une transpiration excessive, qui seront immédiatement transmises à la machine. Cependant, c’est à l’examinateur d’interpréter ces résultats, le risque de subjectivité est dorénavant proche du zéro, technologie oblige. L’objectif de cette méthode reste de tester la crédibilité des déclarations de l’individu.

Des risques de faux positifs ou négatifs

C’est là que les problèmes surgissent. Le risque d’erreur est bien réel, avec des faux positifs (un innocent qui semble mentir) ou des faux négatifs (un coupable qui parvient à dissimuler ses émotions). Cet argument était déjà mis en avant au XVIIIᵉ siècle par les opposants à la torture – Cesare Beccaria par exemple – lesquels soulignaient que les bandits endurcis supportaient mieux la torture que les innocents, prêts à dire n’importe quoi pour faire cesser la douleur.

Il est possible, en utilisant certaines techniques physiques et/ou psychologiques sur lesquelles on ne va pas s’appesantir, de tromper l’appareil. L’utilisation du polygraphe dans les enquêtes criminelles fait l’objet de débats passionnés parmi les scientifiques. Certains estiment que cette méthode est trop peu fiable pour être utilisée comme preuve, dans un sens comme dans l’autre, devant un tribunal. Pourtant, certains pays, comme la Belgique, mais aussi le Canada, les États-Unis et l’Allemagne, l’ont autorisée sous conditions.

Depuis les années 1990, la police judiciaire belge, ainsi que la gendarmerie (et, de nos jours, la police fédérale résultant de la fusion de ces deux institutions), utilisent le polygraphe, y compris dans de grandes affaires criminelles. Cependant, son utilisation n’a pas toujours été optimale, comme en témoigne l’affaire d’une jeune fille assassinée en 1992. Les enquêteurs avaient suspecté le beau-père et la mère de la victime et les avaient invités à passer le test. Ils avaient accepté, à condition que le père, dernière personne à avoir vu sa fille vivante, subisse également l’examen. Bien que le dossier soit maintenant prescrit, cette affaire a soulevé des questions sur l’efficacité et l’éthique de l’utilisation du polygraphe.

Des tests non concluants dans l’affaire des tueries du Brabant

Le polygraphe a également joué un rôle central dans une autre affaire très médiatisée. En 1998, deux enfants sont morts noyés après que leur père, un para-commando, ait plongé avec eux dans un fleuve. Alors qu’il avait réussi à s’extraire de la voiture, il n’a pas tenté de sauver ses enfants. Il a affirmé que c’était un accident, mais les enquêteurs se sont montrés sceptiques, notamment parce que cet homme, en instance de divorce, avait déjà menacé de tuer ses enfants pour se venger de leur mère. Après avoir subi le test, l’expert a conclu que l’homme mentait. Celui-ci a fini par avouer qu’il avait administré du méthanol dans un soda pour endormir les enfants et avoir provoqué volontairement l’accident, mais il se rétracta ensuite. Jugé par une cour militaire, il a d’abord été condamné, puis acquitté, notamment parce que les conditions de ses aveux furent jugées douteuses.

Un individu fragile pouvait craquer trop facilement et cela pouvait induire en erreur l’enquête. Les avocats insistaient sur le fait que cette méthode était peu fiable, pas encadrée par la législation et qu’on ne connaissait absolument pas le déroulé du test. Dans l’affaire des tueries du Brabant (lire nos articles sur ce dossier ici et là), certains suspects, à la fin des années 90, ont accepté de passer le test qui pour certains se releva « non-concluant », donc impossible de déterminer si la personne interrogée mentait ou pas. Dans ce genre de cas, le spécialiste demandait une deuxième audition mais le Parquet de Charleroi s’occupant de ce dossier tentaculaire refusera. Un autre dysfonctionnement dans cette affaire…

La Belgique n’ayant pas de spécialistes en polygraphie, il fallait faire appel à des Canadiens pour les auditions en français et à des Sud-Africains pour les auditions en néerlandais (l’afrikaans étant très semblable comme langue) entrainant des coûts faramineux pour la Justice du plat pays.

Depuis 2020, le polygraphe est une technique d’interrogatoire à part entière

Ces affaires ont soulevé des questions juridiques importantes, et en 2000, le ministre de la Justice belge, accompagné du collège des procureurs généraux, a entamé une réflexion qui a mené à la publication d’une circulaire ministérielle en 2003 contenant de premières recommandations. Bien que cette initiative ait été intéressante, elle demeurait insuffisante. Ce n’est qu’avec la loi du 4 février 2020 que le Code d’instruction criminelle a été modifié pour encadrer l’utilisation du polygraphe, désormais considéré comme une technique d’interrogatoire à part entière. Cette loi a été votée à une courte majorité (53 voix pour, 77 abstentions, 20 contre).

Selon la législation actuelle, plusieurs règles strictes doivent être respectées : le test doit être volontaire, l’individu doit être informé des raisons du test et doit donner deux fois son consentement par écrit, de son déroulement, ainsi que des conséquences possibles. Les mineurs, les femmes enceintes ou les personnes souffrant de dépendance à l’alcool ou à la drogue ne peuvent être soumis au polygraphe. Seul le Procureur du Roi ou un juge d’instruction peut en faire la demande. L’examen doit se dérouler dans une salle adaptée et être enregistré en vidéo. L’interrogateur fait le maximum pour que la personne en face de lui soit l’aise, pas d’uniforme ni d’arme à feu visible, tutoiement proposé. L’individu peut demander la présence de son avocat et peut demander à tout moment que le test soit interrompu. Un autre rendez-vous doit dès lors être pris et l’individu reste libre d’y venir ou pas. Les enquêteurs de la police judiciaire peuvent assister dans une pièce adjacente à cette audition afin de compléter leur dossier.

Un outil très utilisé dans les affaires de violences sexuelles

Le résultat du test ne peut en aucun cas être utilisé devant une cour de justice. Il s’agit uniquement d’un outil supplémentaire dans l’enquête, destiné à corroborer d’autres éléments de preuve. Les polygraphes peuvent toutefois être invités devant un tribunal pour expliquer le fonctionnement du système et développer les conditions d’audition en insistant sur la très grande fiabilité du test. Les avocats de la défense se font un malin plaisir à brandir des études démontrant que le détecteur de mensonges n’est pas aussi sûr qu’on ne le pense. Un simple test du détecteur peut aider dans une enquête, mais ne peut en aucun cas à lui seul permettre la condamnation d’une personne.

Actuellement, environ 500 tests polygraphiques sont effectués chaque année en Belgique. La majorité des cas concerne des affaires de violences sexuelles (70 %), suivies par les homicides (20 %), ainsi que les vols et incendies criminels. Selon les études récentes, environ 20 % des personnes interrogées ne disent pas la vérité, tandis que 70 % disent la vérité (le reste restant sans conclusion). Les suspects sont rares à refuser. Ce n’est pas dans leur intérêt.

Bien que la fiabilité du polygraphe soit estimée à 90 %, cette marge d’erreur soulève des préoccupations concernant les risques d’erreurs judiciaires et de fausses pistes dans les enquêtes. Malgré cela, les enquêteurs ont tendance à faire confiance aux experts en polygraphie avec lesquels ils collaborent en bonne intelligence.

En Belgique, la police scientifique dispose d’un service des Sciences du Comportement (GWSC), comprenant quatre sections : Analyse Comportementale (GAC), la Polygraphie (POLY), la Technique d’Audition audiovisuelle de Mineurs victimes ou témoins (TAM) et l’Analyse Mœurs (ZAM-ViCLAS). La section Polygraphie (POLY), créée en 2001, regroupe sept spécialistes ayant suivi une formation en anglais de dix semaines au Canada et qui se tiennent régulièrement informés des dernières avancées technologiques, y compris l’intelligence artificielle dans un avenir proche.

Le système judiciaire belge accepte donc l’utilisation du polygraphe, tout en étant conscient de ses limites. Les résultats du test ne peuvent être utilisés comme preuve formelle devant un tribunal ni par le Ministère public ni par les avocats. Personne n’a jamais été condamné par un test positif. Personne n’a jamais été acquitté par un test négatif.

Et si on l’importait en France ?

Toutefois, dans un cadre strict, ce test s’avère utile pour orienter les enquêtes et parfois accélérer la résolution de certaines affaires. En cas de doute sur la véracité d’un suspect, les enquêteurs doivent toujours chercher d’autres preuves pour incriminer ou innocenter un individu. Le détecteur a permis de faire passer aux aveux des suspects récalcitrants qui ont été condamnés par la suite. Tout comme il a permis de mettre hors de cause des personnes soupçonnées à tort. L’instrument est donc devenu une avancée majeure dans les enquêtes.

La France pourrait tirer des enseignements de l’expérience belge en intégrant l’utilisation du polygraphe, sous conditions, dans son propre arsenal juridique et policier. Son utilisation dans un cadre rigoureusement encadré pourrait aider à débloquer des enquêtes, y compris des affaires anciennes, et contribuer à la lutte contre la criminalité, parallèlement à d’autres preuves. Bien que ce ne soit pas une panacée, le polygraphe reste un outil précieux, qu’il convient de ne pas négliger. La France devrait réfléchir sérieusement à cette option, à condition qu’une volonté politique se concrétise. Le sujet doit donc dès maintenant faire d’une vaste réflexion dans les milieux autorisés. Les autorités du Royaume se tiendront très certainement à la disposition de leur voisin d’Outre-Quiévrain pour apporter leurs expertises dans le domaine.

 

Note de l’auteur : Avec mes remerciements pour son aimable collaboration à François Le Fevre, premier inspecteur principal avec spécialité particulière polygraphiste, police fédérale.

De l’utilisation du détecteur de mensonges, ou polygraphe, en Belgique
Analyse des informations transmises par le polygraphe (Photo : ©Police fédérale belge)
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