Sonia El Amine : « La réforme de la CNDA ne rapprochera pas le juge du justiciable ! »

Publié le 13/01/2025
Sonia El Amine : « La réforme de la CNDA ne rapprochera pas le juge du justiciable ! »
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Dans le cadre de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration du 26 janvier 2024, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), juridiction de la dernière chance pour les demandeurs d’asile évolue. La CNDA vient en effet d’ouvrir des chambres territoriales dans quatre villes : Bordeaux, Lyon, Nancy et Toulouse. Les demandeurs d’asile domiciliés à proximité peuvent désormais saisir directement ces chambres et y être entendus avec leur avocat et un interprète, comme à Montreuil au siège de la Cour. Toutefois d’autres changements sont à l’ordre du jour, comme la généralisation des audiences à juge unique. Comment cela va-t-il impacter la défense des requérants et le travail des avocats ? Éléments de réponse avec Sonia El Amine, avocate au barreau de Paris spécialisée en droit des étrangers. Entretien.

AJ : Qu’est-ce que la réforme de la CNDA change à votre pratique ?

Sonia El Amine : Le changement majeur, c’est la généralisation du juge unique. Jusqu’en 2024, le principe était que les juges se prononçaient de manière collégiale. La collégialité garantit traditionnellement l’impartialité, l’indépendance et une bonne justice. La présence dans la formation de jugement d’un assesseur venu du HCR est aussi une spécificité française à préserver. Ce dernier est censé apporter une bonne connaissance du droit de l’asile ou de la situation géopolitique. La collégialité a également pour effet d’augmenter le temps de parole du requérant, qui répond aux questions des trois membres de la formation de jugement dans le cadre d’une procédure où l’oralité est cruciale. En généralisant le recours au juge unique, la réforme de la CNDA confirme une tendance amorcée depuis plusieurs années déjà, de précédentes réformes ayant déjà accru la présence du juge unique.

AJ : Aujourd’hui, dans quel cas un juge unique peut-il statuer ?

Sonia El Amine : Le recours au juge unique existe depuis longtemps et n’a cessé de s’étendre devant la CNDA. Il peut statuer dans deux cas, avec ou sans audience. Il intervient sans audience pour les dossiers traités par ordonnances. Il en existe deux types : les ordonnances « classiques » qui n’abordent pas le fond de la demande d’asile et sont faciles à rendre (irrecevabilité d’un recours tardif, incompétence de la CNDA, désistement, etc.) mais également depuis 2003 les ordonnances dites « nouvelles » qui permettent de juger et rejeter une affaire au fond. Dans ce cas, le juge unique statue sur un dossier écrit sans avoir entendu le demandeur d’asile. Il peut le faire s’il considère que le recours ne présente « aucun élément sérieux » susceptible de remettre en cause la décision de l’OFPRA. Cette notion floue pose difficulté et permet à la CNDA, à juge unique, de rejeter énormément de dossiers par ordonnances.

AJ : Avez-vous vu ce recours aux ordonnances augmenter ?

Sonia El Amine : J’exerce à la Cour depuis 22 ans. Quasi inexistantes à mes débuts, ces ordonnances ont concerné dans un premier temps les réexamens de demande d’asile, puis les ressortissants de pays considérés comme sûrs – l’Albanie, le Kosovo ou l’Arménie, par exemple. Cela nous posait déjà problème, car dans ces pays supposés sûrs, des personnes sont victimes de vendettas, de violences conjugales, sont en danger en raison de leur orientation sexuelle. En Albanie, des réseaux de traite importants forcent des femmes à se prostituer. Aujourd’hui, on constate une extension des ordonnances qui touchent des femmes et des hommes primo-demandeurs issus de pays réputés non sûrs comme le Bangladesh, la Guinée, le Pakistan ou des problématiques complexes à traiter, comme les retraits de statuts de réfugiés… En 2023, environ 30 % des décisions de la CNDA étaient rendues par ordonnances. Le rapport d’activité ne précise pas ces chiffres par nationalité. Nous obtenons néanmoins une information par déduction, à partir des chiffres des décisions rendues et des protections accordées. La Cimade affiche d’ailleurs une carte produite à partir de ces données sur son site internet. La moitié de ma clientèle est composée de ressortissants bangladais. À partir de 2021, j’ai vu apparaître de nombreux rejets par ordonnances pour ces dossiers, surtout dans les mois de fin d’année. Pour les Bangladais, on estime que le recours aux ordonnances nouvelles est au moins de 40 % en 2023 alors que c’est un pays dans lequel les droits de l’Homme ne sont absolument pas garantis, et qu’il ne fait d’ailleurs pas partie de la liste des pays réputés sûrs. Pour la demande d’asile haïtienne, le taux d’ordonnance nouvelle était de près de 90 % en 2021, alors que le pays n’était pas sûr, à tel point que les ressortissants de certaines zones bénéficient depuis l’année dernière d’une protection subsidiaire quasi automatique… Le recours aux ordonnances permet en réalité à la Cour de rendre plus de décisions et de satisfaire aux exigences du nombre de décisions rendues par an. Nous n’avons aucune sécurité juridique. Plusieurs grèves d’avocats ont été organisées pour dénoncer cette réalité.

AJ : Dans quel cas des audiences se tiennent-elles à juge unique ?

Sonia El Amine : Depuis la loi de 2015, l’audience se tient à juge unique pour les décisions d’irrecevabilité et quand l’OFPRA a rejeté une demande d’asile en procédure accélérée. Depuis 2018, le juge unique statue également en cas de retrait de statut de réfugié pour menace à l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’État. Le recours aux audiences à juge unique a augmenté depuis 2016 et couvre une liste de nombreux cas de demandes d’asile présumées moins sérieuses : réexamen, pays sûrs, personnes protégées dans un autre pays, demande d’asile présentée tardivement, mesure d’éloignement en cours, etc.

AJ : Dans quels cas les audiences collégiales seront-elles maintenues ?

Sonia El Amine : Le recours au juge unique devrait bientôt devenir la norme à la CNDA mais on ne connaît pas encore les conditions d’application. C’est une lacune qui pose un problème de droit. Les nouvelles convocations à juge unique sont-elles régulières ? Aujourd’hui, le texte prévoit également un renvoi en formation collégiale si la Cour estime que l’affaire pose « une question qui le justifie ». Les critères seront-ils objectifs et lisibles ? Pour l’instant, c’est le flou complet et l’expérience antérieure fait craindre la rareté de tels renvois… En effet, la CNDA a d’ores et déjà la possibilité de renvoyer une affaire censée relever du juge unique devant une formation collégiale si elle présente « une difficulté sérieuse ». De son propre aveu cette possibilité est rarement utilisée. En effet, d’après le rapport du Sénat sur le fonctionnement de la Cour, en date du 15 mai 2024, seuls 18 % des dossiers relevant du juge unique étaient orientés en collégiale et dans la plupart des cas, en raison d’une erreur lors de la phase administrative de la demande d’asile.

AJ : Quel est l’impact de l’audiencement devant un juge unique en termes de délais ?

Sonia El Amine : La difficulté du passage devant un juge unique est à mettre en parallèle avec les délais imposés aux requérants et à leurs avocats. Pour une audience collégiale, les requérants sont convoqués dans un délai de 30 jours. Celui-ci va être ramené à 15 jours dans le cadre d’une audience à juge unique. C’est extrêmement court pour préparer l’audience et s’organiser. Il faut fixer un dernier rendez-vous avec un interprète disponible, traduire les derniers documents, en ayant recours à des amis ou des associations car les requérants ne bénéficient d’aucune aide financière pour la traduction avant l’audience, réserver des billets de train à prix raisonnable et parfois l’hébergement lorsque l’audience commence à 9h00. Cela implique une grande organisation pour un cabinet qui traite de plusieurs contentieux. On applique les délais de l’urgence à une matière qui demande du temps. Ensuite, la réforme nous impose une réduction de délai supplémentaire pour la communication des notes en délibéré, c’est-à-dire de tout élément produit après l’audience mais avant le délibéré. Dans le cadre d’une audience à juge unique, nous n’avons plus que 2 jours suivant l’audience au lieu de disposer d’une ou trois semaines de délibéré en fonction de la procédure. C’est dérogatoire au droit commun et extrêmement court quand vous avez notamment un document important à faire traduire. Ces mesures prises bout à bout portent atteinte aux droits de la défense.

AJ : Que pensez-vous de la territorialisation de la CNDA, qui disposera désormais de plusieurs cours en province ?

Sonia El Amine : Des chambres territoriales sont désormais implantées à Nancy, Lyon, Toulouse et Bordeaux. En théorie, cela doit permettre de rapprocher le juge du justiciable, ce qui est évidemment une bonne chose. La CNDA a déjà aménagé des horaires pour que les confrères de province viennent plaider plus facilement à Montreuil, et elle fera la même chose pour que les avocats d’île-de-France puissent plaider en province. Nos cabinets s’organiseront en fonction de cette nouvelle réalité. Seulement, du fait du découpage territorial du pays, il est tout sauf certain que la présence d’antennes de la CNDA en province rapproche les requérants de leurs juges. En effet, les transports en commun permettent parfois plus facilement de rallier Paris que les grandes villes de province… D’autre part, les dossiers concernant certaines nationalités et des langues peu parlées continueront d’être audiencés à Montreuil. Une longue liste de ces nationalités et langues est parue le 2 septembre dernier et vide de sa substance l’objectif de rapprochement censé justifier cette réforme. Enfin, on observe déjà que la jurisprudence varie d’une formation de jugement à l’autre au sein de la CNDA de Montreuil. La territorialisation risque d’être un obstacle supplémentaire à l’harmonisation de la jurisprudence.

AJ : Que pensez-vous de l’idée même de réformer la CNDA ?

Sonia El Amine : Un rapport de la commission des finances du Sénat, publié le 15 mai 2024 porte sur la CNDA. Il considère la juridiction efficace, tant au vu du nombre de décisions rendues que des délais. Il estime par ailleurs que le projet de réforme n’est pas budgétisé en termes d’interprétariat et de logistique et que le contexte inflationniste risque de le rendre bien coûteux. On constate surtout que la territorialisation de la CNDA ne permettra pas toujours de rapprocher le juge du justiciable… L’utilité d’une telle réforme interroge. Elle semble dictée principalement par un besoin de célérité. Plus que d’être rapproché du juge, l’essentiel pour le justiciable est d’être correctement défendu, quitte à devoir se déplacer à Montreuil. Il n’y a pas de double degré de juridiction. Un demandeur d’asile ne peut pas interjeter appel d’une décision de la CNDA. Il peut seulement saisir d’un pourvoi le Conseil d’État et l’accès à l’aide juridictionnelle est alors quasi impossible. Pour les demandeurs d’asile, la CNDA est la juridiction de la dernière chance. Les garanties procédurales devraient donc être renforcées, à l’inverse de ce qu’induit cette réforme.

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