Professions judiciaires : transcender les clivages pour renforcer notre communauté de destin

Publié le 20/03/2025 à 16h51

Ce vendredi 21 mars, se tiendra la 2ème édition de la Journée nationale de la relation magistrat-avocat. Matthieu Boissavy, avocat aux barreaux de Paris et de New York, ancien membre du Conseil national des barreaux, souligne le poids de l’histoire sur les relations entre les professions judiciaires et appelle de ses voeux une évolution des mentalités.

Professions judiciaires : transcender les clivages pour renforcer notre communauté de destin
Allégorie de la Justice – Première chambre de la cour d’appel de Paris (Photo :© P. Cabaret)

Depuis quelques années, j’ai le privilège d’animer avec Sylvain Barbier Sainte Marie – aujourd’hui procureur de la République près le tribunal judiciaire d’Arras – une formation à l’École du Barreau sur la relation magistrat-avocat, en particulier sous l’angle de la gestion des incidents d’audience. Nous y explorons les aspects déontologiques et juridiques de cette relation, les mécanismes de résolution des incidents, et plus spécifiquement les contours de la liberté d’expression de l’avocat.

Ces formations, conjuguées à ma participation aux premiers travaux du Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrat-avocat, m’ont conduit à approfondir ma réflexion sur l’histoire, les mentalités et l’éthique qui façonnent les relations entre les professions judiciaires.

En ce 21 mars 2025, journée dédiée aux relations magistrats-avocats, je souhaite partager quelques réflexions sur ce sujet fondamental. J’émets d’emblée un vœu : que cette journée s’élargisse dès l’année prochaine pour inclure également les greffiers et autres personnels de justice ; qu’elle soit rebaptisée « Journée des relations magistrats, avocats, greffiers et personnels de justice » ou simplement « Journée des professions judiciaires ». Car chacune de ces professions œuvre ensemble pour une mission commune : la construction de l’œuvre de justice dans chaque dossier confié par un justiciable.

Cette mission exige que nos professions judiciaires soient solidaires face aux pouvoirs exécutif et législatif (1), qu’elles fassent preuve d’un respect mutuel des fonctions de chacune (2), et qu’elles s’engagent à faire évoluer certaines mentalités judiciaires pour relever les défis de la justice d’aujourd’hui et de demain (3).

1.Professions judiciaires solidaires pour une justice mieux respectée

La situation est désormais bien documentée et le constat largement partagé : la cause principale des dysfonctionnements de notre justice réside dans l’insuffisance chronique des moyens – humains, matériels et immobiliers – alloués par l’État à l’institution judiciaire.[1]

Cette carence structurelle entraîne un allongement préoccupant des délais de jugement, une dégradation de la qualité de la réponse judiciaire et, paradoxalement pour qui aspire à la justice, des réformes procédurales, rustines sur un pneu crevé, qui n’ont pour seul effet que de restreindre l’accès au juge en faisant chuter le justiciable et son avocat. Pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres : la procédure civile d’appel, d’une complexité inutile et déroutante, n’a toujours pas bénéficié de la simplification qu’elle mérite. Avec quels résultats ? Un formalisme excessif et contraire au procès équitable, des justiciables frustrés, une augmentation du taux de sinistralité en matière d’assurance professionnelle des avocats, et un renchérissement global des procédures. De fait la suppression des avoués s’est révélée inefficace : par prudence, les avocats continuent de s’adjoindre les services de leurs confrères anciens avoués pour postuler devant les cours d’appel.

Pour les personnels de justice, cet abandon de l’État génère des situations de souffrance au travail au sein des juridictions. Par ricochet, cette souffrance affecte également les avocats, car lorsque les magistrats ne peuvent plus répondre à la demande de justice dans un délai raisonnable, des justiciables se retournent contre leurs conseils.

Face à la souffrance, lorsque nous ne parvenons plus à satisfaire nos obligations, confrontés à des injonctions contradictoires – comme la volonté de bien faire qui se heurte à l’impossibilité matérielle d’y parvenir – le réflexe premier est souvent de se replier sur soi, de chercher des exutoires et d’identifier chez ceux qui nous sollicitent la source de nos difficultés. Concrètement, certains magistrats peuvent être tentés de s’irriter contre des avocats jugés trop insistants, tandis que des avocats, en miroir, peuvent s’indigner face à des magistrats perçus comme trop lents à rendre leurs décisions ou devenus inaccessibles.

Permettez-moi d’observer qu’en matière pénale les récentes critiques émanant de certains magistrats, et déplorant que des avocats introduisent trop de recours ou soulèvent des nullités, auraient gagné à être plus justement dirigées vers la Chancellerie qui, en réalité, ne leur accorde plus les moyens de juger convenablement au regard du volume d’affaires à traiter.

Fin 2021 et courant 2022, lorsque les magistrats, suite au suicide tragique de l’une des leurs, ont initié des mouvements de protestation contre l’insuffisance des moyens alloués à la justice, le barreau a manifesté sa solidarité à leur égard. Nous étions et restons toujours à leurs côtés sur ce front. Car nous sommes tous embarqués dans le même navire qui prend l’eau, faute de pouvoir rester à flot face à la demande croissante de justice dans notre pays.

Professions judiciaires, ne nous trompons pas d’adversaire. Demeurons solidaires face aux pouvoirs exécutif et législatif qui, en dépit des discours volontaristes des responsables politiques, persistent à refuser d’octroyer à l’institution judiciaire les ressources nécessaires pour rendre la justice dans des conditions dignes.

2. Le respect mutuel des fonctions de chacun par l’écoute, la parole et la déontologie

Un avocat a pour mission de défendre les parties à un procès, toutes les parties, au civil comme au pénal, en demande comme en défense.

Un procureur a pour mandat d’agir au soutien des intérêts de la société et de requérir en son nom.

Un greffier garantit le bon déroulement de la procédure, authentifie les actes juridictionnels et dresse les procès-verbaux.

Et tous ces acteurs contribuent à permettre au juge d’exercer sa fonction de juger, de manière impartiale et indépendante.

Pour le juge, le procureur et l’avocat, trois fonctions donc, que l’on pourrait conceptuellement réduire à deux puisque, au fond, seul le juge se distingue fondamentalement du procureur et de l’avocat. Un procureur exerce une fonction similaire à celle d’un avocat : défendre les intérêts d’une partie au procès – la seule différence tenant au fait que le procureur défend les intérêts de la société tandis que l’avocat défend des intérêts particuliers. Tant l’avocat que le procureur représentent une partie au procès.

Néanmoins, le procureur est, comme le juge, un magistrat appartenant au même corps de la fonction publique. Respectons pour l’heure cette unité de corps, même si j’estime que son architecture mériterait d’être repensée pour mieux distinguer les carrières des juges et des procureurs, et pour renforcer l’indépendance des juges. Un juge doit se tenir à équidistance des parties et de leurs représentants, y compris si celui-ci est un membre éminent du Ministère Public.

Avec le greffier, nous voici donc en présence des quatre professionnels essentiels d’un tribunal digne de ce nom, incarnant quatre fonctions que chacun d’entre nous, selon notre métier, devons respecter mutuellement.

Par quels moyens y parvenir ?

J’en identifie trois principaux : l’écoute, la parole et la déontologie.

L’écoute

Au début de mes interventions en formation sur les relations magistrats-avocats, j’aime citer cette maxime d’un sage vizir de l’Égypte antique, Ptahotep, qui s’adressait ainsi vers 2400 avant notre ère aux juges égyptiens :

« Si un plaignant désire s’adresser à toi, ne l’éconduis pas d’un seul mot quand il parle. Si tu le déboutes, fais-lui entendre la raison pour laquelle tu le déboutes. Vois, on dit qu’un plaideur préfère qu’on prête attention à ses raisons plutôt que de gagner le procès pour lequel il est venu… »[2]

Professions judiciaires : transcender les clivages pour renforcer notre communauté de destin
Papyrus d’Hounefer montrant la pesée du cœur lors du jugement de l’âme.

Bien entendu, tout avocat œuvre pour que son client obtienne gain de cause, pour que le juge lui donne raison. Mais, avant toute chose, car c’est la condition première pour obtenir un jugement de qualité – au sens d’une justice équitable -, nous attendons d’un juge une écoute attentive et authentique. De la qualité de son écoute dépend sa juste compréhension du litige et des intérêts en présence. Les justiciables ont besoin d’être écoutés pour sentir que le juge les a compris surtout si, in fine, il rejette leurs moyens et prétentions.

Trop d’incidents procèdent de ce défaut d’écoute ou, ce qui revient au même dans l’univers judiciaire, du sentiment éprouvé par les parties d’un manque d’écoute de la part du juge – soit que les avocats et leurs clients estiment que le juge n’est pas suffisamment accessible, soit qu’il manifeste à l’audience une impatience que ne justifie pas l’attitude de l’avocat ou des parties.

Sur ce point, les réflexions du Grand Chancelier Francis Bacon conservent toute leur pertinence : « Quant aux relations des juges avec les avocats, quand ceux-ci plaident devant eux, voici les devoirs qu’elles leur imposent : d’abord patience et gravité pendant les plaidoiries ; ceci est une partie essentielle de la justice… Je ne saurais approuver un juge qui, dès qu’il croit avoir trouvé le nœud d’une cause, s’en empare aussitôt, et se prive ainsi de ce que les avocats auraient pu y ajouter d’utile en son lieu, s’il eût consenti à les écouter… »[3]

Cette considération vaut également pour les correspondances entre magistrats et avocats. Une frustration intense naît souvent de courriers qui demeurent sans réponse. Il n’est pas rare, au sein du Barreau, d’entendre des confrères déplorer l’absence de réponse, ne serait-ce qu’un accusé de réception, à une lettre adressée à un juge ou à un procureur. La réciproque doit certainement exister, mais gageons qu’un avocat qui négligerait de répondre aux magistrats s’exposerait, à terme, à perdre ses clients, outre l’estime de ses interlocuteurs.

La parole

Parmi le juge, l’avocat et le procureur, les deux derniers sont ceux qui parlent le plus.

Leurs paroles se croisent, s’affrontent et parfois blessent.

Les deux sources principales d’incidents à l’audience résident dans des propos excessifs ou provocateurs tenus lorsque les esprits s’échauffent, ainsi que dans les demandes de renvoi.

La liberté d’expression des avocats est considérable et, à l’audience, elle se trouve renforcée par le régime de l’immunité dite judiciaire prévue à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, lorsque les propos, même véhéments ou diffamatoires, présentent un lien avec la cause. Toutefois, cette liberté ne doit jamais basculer dans l’injure. Selon la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation (malheureusement à ce jour moins protectrice que celle du Conseil d’État sur ce point), l’immunité n’est que pénale. Les abus peuvent donner lieu à des poursuites disciplinaires.

Toutefois, et ceci même le droit disciplinaire ne peut l’entraver, la liberté de défense implique la licence de critiquer à juste propos et même de heurter si nécessaire. Monsieur l’avocat général Portail ne disait pas autre chose, en 1707 par ces propos : « Néanmoins, au milieu de ces règles de bienséance, que les avocats ne doivent jamais perdre de vue, leur ministère deviendrait souvent inutile, s’il ne leur était permis d’employer tous les termes les plus propres à combattre l’iniquité : leur éloquence demeurait sans force, si elle était sans liberté. La nature des expressions dont ils sont obligés de se servir, dépend de la qualité des causes qu’ils ont à défendre. Il est une noble véhémence et une sainte hardiesse qui fait partie de leur ministère. »[4]

En tout état de cause, la liberté d’expression des acteurs de la procédure doit s’apprécier de manière proportionnelle, c’est-à-dire en fonction des circonstances particulières. Par exemple, le degré admissible de critique d’une décision procédurale d’un magistrat s’évalue au regard des comportements respectifs des protagonistes de cette procédure. Un avocat qui formulerait tardivement, le jour même de l’audience de plaidoiries, une demande de renvoi alors qu’il en connaissait la cause depuis plusieurs semaines ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même si le magistrat estimait devoir la rejeter pour des motifs impérieux.

La déontologie

En définitive, le ciment protecteur des relations harmonieuses entre magistrats et avocats réside dans le respect de nos déontologies respectives.

Pour l’avocat, le respect du code de déontologie constitue non seulement une obligation professionnelle, mais aussi le socle d’une relation de confiance avec la magistrature. La loyauté procédurale et l’honnêteté intellectuelle, au service d’une libre défense, sont des exigences qui s’imposent à lui en toutes circonstances.

Pour le magistrat, l’adhésion au recueil des obligations déontologiques garantit l’impartialité, l’indépendance et l’intégrité que les justiciables et leurs conseils sont en droit d’attendre. Une écoute attentive, une considération égale pour toutes les parties et une motivation rigoureuse des décisions contribuent à l’acceptabilité de la justice rendue.

En cas d’incident non résolu à l’amiable, le recours au bâtonnier et au chef de juridiction permet souvent de désamorcer les tensions et de rétablir un dialogue constructif. Ces instances de régulation jouent un rôle crucial dans la préservation de relations professionnelles sereines.

La loyauté constitue un principe cardinal dans les rapports entre les acteurs judiciaires. La crédibilité de l’avocat, tout comme celle du magistrat, repose sur la confiance qu’ils inspirent à leurs interlocuteurs. La « foi du Palais », cette convention tacite qui lie les professionnels du droit, implique une présomption de sincérité et de probité dans les échanges.

Une éthique partagée et un respect mutuel des règles déontologiques constituent ainsi le fondement indispensable d’une collaboration fructueuse au service de la justice.

3. L’évolution des mentalités judiciaires pour un meilleur respect des droits de la défense et du procès équitable

Dans le cadre de cette formation sur la relation magistrat-avocat, avant d’aborder la technicité des règles déontologiques et juridiques, j’évoque systématiquement le poids de l’histoire des mentalités judiciaires sur notre relation, particulièrement en matière pénale.

Nous avons été interpellés, cet hiver, par des propos de magistrats manifestant une défiance marquée à l’égard de la défense pénale.

Ces propos s’inscrivent dans le prolongement de conceptions judiciaires anciennes, réfractaires aux droits de la défense, qu’il est impératif de faire évoluer.

Il convient de ne jamais perdre de vue que la défense pénale d’un accusé par un avocat représente une avancée fondamentale du procès équitable, dont l’ancrage historique est relativement récent, tant en France qu’en Angleterre d’ailleurs. En France, c’est grâce aux prémices de la Révolution, par le décret des 8 et 9 octobre 1789, puis à des avancées législatives au cours des XIXe et XXe siècles, qu’un renforcement progressif des droits de la défense pénale par les avocats a été consacré.

Sous l’Ancien Régime, dès l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 et plus nettement encore avec l’ordonnance criminelle de 1670, les accusés au « grand criminel », c’est-à-dire poursuivis pour les infractions les plus graves, ne pouvaient pas, sauf exception, bénéficier de l’assistance d’un avocat. L’article 8 du titre XIV de l’ordonnance royale était sans ambiguïté : « Les accusés, de quelques qualités qu’ils soient, seront tenus de répondre par leur bouche, sans le ministère de conseil, qui ne pourra leur être donné, même après la confrontation ; nonobstant tous usages contraires que nous abrogeons… »

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Cette exclusion de l’avocat de la procédure pénale s’appliquait y compris lors de la phase de jugement. Sauf exception, les avocats ne plaidaient donc pas pour leurs clients dans les affaires au grand criminel et il incombait aux seuls juges de veiller à la régularité de la procédure. L’article 8 se concluait d’ailleurs ainsi : « Laissons au devoir et à la religion des Juges d’examiner avant le jugement, s’il n’y a point de nullité dans la procédure. »

La lecture des commentaires des magistrats chargés de la rédaction du projet d’Ordonnance criminelle de 1670 éclaire les motivations de cette exclusion, notamment ceux du conseiller Henri Pussort – que Saint-Simon décrivait comme « un fagot d’épines » : « L’on sait combien ces sortes de conseils sont féconds en ouvertures, pour former des conflits de juridictions ; combien ils inventent de subtilités, pour faire trouver des nullités dans les procédures, et pour faire naître une infinité d’incidents. Cependant comme l’on ne refuse rien à un accusé, et qu’il faut lire toutes les pièces du procès, aussi bien celles qui ont à décharge, que celle qui vont à sa conviction, pourvu qu’il ait moyen de faire travailler beaucoup d’avocats, et de fournir aux frais, les expédients ne lui manquerons point pour immortaliser son procès. Ainsi c’est proprement aux riches et pour l’impunité, que le conseil est accordé… Et quand on objecte, que le conseil est nécessaire pour examiner les défauts de la procédure, qui fait une des plus essentielles parties du procès criminel : on répond que la fin de l’article y a pourvu, en laissant à la religion des juges, de l’examiner : personne ne le pouvant mieux connaître ; que les juges mêmes, et même les parents en pourront faire des observations, et en faire voir la nullité, par une requête. »[5]

Au sein de cette conférence, seul Guillaume de Lamoignon, premier président au Parlement de Paris, défendit l’idée que la défense relevait d’un droit naturel qui ne pouvait être supprimé de façon aussi générale, et que la privation d’un conseil pour les accusés était corrélée à l’augmentation du nombre de condamnations d’innocents. Ce magistrat témoignait d’une humanité remarquable pour l’époque – on lui doit également la suppression de l’épreuve du congrès, cette obligation humiliante dans les procès en nullité de mariage de prouver l’innocence du mari par une démonstration publique…

Trois siècles et quarante-six ans plus tard, un rapport de la Chancellerie de 2016 sur « la protection des magistrats », présenté au Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, s’inscrivait dans la même conception que celle de l’ordonnance criminelle de 1670 à l’égard des avocats : « Tout au long des travaux, les relations difficiles voire conflictuelles entretenues avec certains avocats spécialisés en criminalité organisée ont été fréquemment évoquées. Dans leur pratique quotidienne, les magistrats entendus ont en effet souligné qu’ils se trouvaient confrontés à des conseils qui, loin de participer à l’émergence de la vérité, s’inscrivaient dans une opposition systématique à l’action de l’autorité judiciaire » […] « dont le principal objet est de déstabiliser le cours de la procédure judiciaire… [les évolutions de la procédure pénale en matière de criminalité organisée] ont d’autre part incité les avocats à se spécialiser et à adopter une défense beaucoup plus agressive avec l’institution judiciaire, dans un but évident de perturber le cours normal de la justice. Ces stratégies de tension se diffusent désormais largement, y compris dans des barreaux qui n’étaient pas adeptes d’une défense de rupture, sous l’influence d’une part de quelques cabinets qui interviennent sur l’ensemble du territoire national, et d’autre part d’une nouvelle génération d’avocats qui n’hésitent plus à s’attaquer directement aux magistrats. Si ces comportements poursuivent incontestablement une volonté de déstabiliser les magistrats en charge des investigations, ils contribuent également à présenter ces derniers comme des ennemis, voire les relais de certains groupes criminels rivaux, avec tous les risques que cela peut comporter pour leur sécurité. Ces avocats délaissent en conséquence le rôle d’apaisement et d’explication normalement dévolu à un auxiliaire de justice, lequel n’est pourtant pas exclusif d’une défense vive et sans concession à l’égard de l’accusation. »[6]

C’est dans ce même esprit, avec la conception implicite qu’un avocat qui exerce les voies de recours offertes par la loi pour ses clients serait le complice du crime et du criminel, que furent tenus cet hiver des propos de magistrats hostiles à la défense pénale, ou que fut rédigée la proposition de loi contre le narcotrafic.

La Révolution française a rétabli, par le décret des 8 et 9 octobre 1789, le droit d’un accusé à bénéficier d’un conseil et, sous l’empire du code d’instruction criminelle de 1808, les avocats purent plaider pour les accusés devant les juridictions de jugement.

Quant à l’instruction, ce n’est que par la loi Constans de 1897 que le législateur a autorisé l’avocat à assister l’inculpé devant le juge d’instruction et, dès lors, à prendre connaissance du dossier.

Les enquêteurs imaginèrent alors des auditions « au poste », sans avocat et sans que le suspect n’ait accès au dossier.

L’avocat n’est admis en garde à vue qu’à partir de 1993, très tardivement donc, pour un simple entretien avec le gardé à vue, puis à la première heure, mais encore aujourd’hui sans accès au dossier, y compris lorsque les nécessités de l’enquête n’exigent pas que le mis en cause soit tenu dans l’ignorance des éléments de l’enquête.

À peine le justiciable a-t-il pu faire appel à l’avocat dès la première heure, qu’on a institué la procédure d’audition libre où, initialement, l’avocat ne devait pas être présent. Aujourd’hui, il ne peut intervenir que si l’infraction concernée est passible d’une peine d’emprisonnement.

Notre histoire judiciaire révèle donc la défiance persistante à l’égard des avocats, entretenue par le pouvoir exécutif et certains magistrats dans le cadre du procès pénal.

Cette défiance n’est pas propre à la France. Il en fut de même en Angleterre, qui n’a autorisé les barristers à s’adresser au jury pour plaider en faveur de leurs clients dans les procès de felony (crimes) que par une loi de 1836.

C’est cette défiance séculaire que nous devons surmonter pour promouvoir des relations de confiance entre magistrats et avocats, relations fondées sur la loyauté, le respect mutuel des rôles de chacun et l’adhésion à nos déontologies respectives.

À ce propos, je garde en mémoire les paroles lucides du regretté Hervé Temime, prononcées le 28 octobre 2020 lors d’une conférence organisée par Julie Couturier et Vincent Nioré durant leur campagne au bâtonnat, intitulée « Avocats-Magistrats, je t’aime moi non plus ? ». De mémoire, il s’était exprimé ainsi : « Aujourd’hui, les rapports entre avocats et magistrats sont devenus extrêmement délicats. Ce qui devrait être une relation fondée sur la confiance est désormais dominé par la défiance. Autrefois, entretenir des relations de confiance avec un magistrat était la norme. Aujourd’hui, c’est devenu l’exception. » Et de citer deux exemples de refus de dialogue opposés aux avocats par des magistrats.

Nul doute qu’il aurait été déçu par l’arrêt de la Cour de cassation du 4 février 2025 qui impose aux avocats de communiquer à la juridiction un justificatif de leur indisponibilité à une date d’audience s’ils en sollicitent le renvoi[7]… Quand un avocat, comme un magistrat, indique ne pas être disponible tel jour il devrait être cru sur parole, sans avoir à produire un justificatif.

Je pense aussi à lui pour son excellente plaidoirie, la dernière qu’il ait prononcée je crois, au soutien de la relaxe d’un autre avocat poursuivi pour escroquerie au jugement pour avoir produit en Cour d’assises un faux document dont il ignorait pourtant la fausseté. Cette affaire revient en appel dans les jours prochains. Espérons qu’il sera de nouveau entendu et la relaxe de cet avocat confirmée. Un avocat ne peut sciemment produire un faux document en justice. Mais il ne peut être poursuivi ni a fortiori condamné s’il ignorait que ce document était faux.

Comme nous ne devons pas nous tromper d’adversaire pour mieux préserver l’institution judiciaire, qu’il ne peut y avoir d’ennemis intérieurs entre les professions judiciaires qui servent le même idéal de justice, travaillons pour l’unité de nos professions face aux défis lancés à l’institution judiciaire d’aujourd’hui et de demain.

L’avenir de notre justice dépend largement de notre capacité collective à transcender les clivages historiques entre les professions judiciaires pour renforcer notre véritable communauté de destin. Magistrats, avocats, greffiers et personnels de justice sont les gardiens solidaires d’un service public essentiel à la cohésion sociale et à l’État de droit. Le respect mutuel des fonctions de chacun, la loyauté dans nos relations professionnelles et la solidarité face aux défis communs constituent les fondements d’une justice plus sereine, plus accessible et plus efficace.

En ce 21 mars 2025, formulons le vœu que cette journée des relations magistrats-avocats marque une étape décisive vers cette alliance renouvelée des professions judiciaires, au service des justiciables et de l’œuvre de justice.

Car ce qui nous unit – l’attachement à la primauté du droit, la défense des libertés fondamentales et la quête d’une justice équitable – est infiniment plus fort que ce qui nous divise.

 

[1] O. Dufour, Justice : une faillite française, LDGJ, 2018 ; M. Boissavy et T. Clay, « La justice implose, il est urgent de la sauver », Le Monde, 14 déc. 2021 ; « La justice, loin d’être réparée, ne rend plus les services que sont en droit d’attendre les Français » Rémy Heitz, repris dans un article du 10 février 2025 dans Le Monde signé par des magistrats ; Rapport CEPEJ 2024.

[2] Enseignement de Ptahotep, vizir dans l’Ancien Empire Egyptien, Vème dynastie (env. 2400 av. JC), traduction François Daumas

[3] F. Bacon (1561-1626), Des devoirs d’un juge, traduction J. B. Vauzelles, L’Harmattan

[4] Portail, cité par F. Dareau in Traité des injures, 1776 p. 171

[5] Article 8, titre XIV de l’ordonnance criminelle de 1670, « Accusés, quand pourront avoir un conseil ».

[6] Rapport du groupe de travail relatif à la protection des magistrats, 28 juin 2016 : https://www.justice.gouv.fr/documentation/ressources/rapport-du-groupe-travail-relatif-protection-magistrats

[7] Cass. crim. 4 févr. 2025, n°24-86.632

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