À Bobigny, le projet d’un pôle « infra-JIRS » pour une lutte territorialisée contre la délinquance organisée

Publié le 07/04/2025
À Bobigny, le projet d’un pôle « infra-JIRS » pour une lutte territorialisée contre la délinquance organisée
Tribunal judiciaire de Bobigny

Comme d’autres chefs de juridictions à travers la France, le président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban, estime qu’il est nécessaire de lutter contre la délinquance organisée en lien avec la délinquance financière au niveau le plus local possible. Après la Junalco (juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée) et les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), il aimerait imaginer la possible création de pôles infra-JIRS. Explications.

Actu-Juridique : De quel constat êtes-vous parti ?

Peimane Ghaleh-Marzban : À Bobigny, nous faisons face à une augmentation substantielle des dossiers qui méritent plusieurs jours d’audience. En 2021, le nombre de jours d’audience spéciale était de 96 et, au 30 septembre 2024, nous en comptions déjà 179. Cette année, nous avons l’équivalent de 4 à 5 dossiers qui vont occuper entre 2 et 3 semaines d’audience. Très concrètement, quand vous mobilisez une formation de jugement sur 3 semaines d’audience, ce sont tous les autres dossiers que vous ne traitez pas, des dossiers plus simples. Lorsque vous êtes obligé de prioriser votre outil de jugement sur de gros dossiers, cela désorganise un tribunal. Cette programmation à venir nous montre que nous manquons de capacité de jugement prioritaire, et cette tendance ne baissera pas. Or il faut créer cette capacité. La loi no 2004-204 du 9 mars 2004 a résulté d’une réflexion approfondie sur les moyens à mettre sur le parquet et l’instruction mais, selon moi, les moyens doivent être mis jusqu’au jugement. Il existe un grand nombre de dossiers ralentis par leur traitement car les chambres de l’instruction n’ont pas forcément la capacité de traiter ces dossiers.

Cette idée est en lien avec la création en novembre 2023, au sein du pôle de l’instruction, de deux cabinets consacrés à la délinquance financière. L’objectif est double : permettre au procureur de saisir le juge d’instruction dans des dossiers financiers d’importance (comme dans l’affaire dite du Cifa d’Aubervilliers, un vaste réseau de blanchiment d’argent de la drogue via des grossistes, NDLR) et, ce à quoi je crois beaucoup, la désignation de deux juges d’instruction, dont l’un connaît bien la délinquance organisée, et l’autre a le regard du juge financier, spécialiste du blanchiment et des infractions financières. Car il est évident qu’une personne impliquée dans une organisation criminelle l’est pour gagner de l’argent ; ainsi, délinquance et blanchiment sont fortement liés.

AJ : Comment définissez-vous ce que serait un pôle infra-JIRS ?

Peimane Ghaleh-Marzban : Lorsque l’on parle de lutte contre la délinquance organisée, il y a une première approche, qui est policière, d’enquête et de capacité à faire des liens entre différents dossiers sur différents ressorts, ce qui a amené en 2004 à la création des juridictions interrégionales spécialisées, les JIRS. Mais on ne peut pas penser une lutte efficace contre la délinquance organisée, en lien avec la délinquance financière, si l’on n’englobe pas tout le processus de jugement jusqu’à son terme : l’enquête, la poursuite par le parquet, l’information judiciaire, mais aussi le temps du jugement. Je crois qu’il est nécessaire de pouvoir structurer une juridiction dans la capacité à juger des affaires d’envergure. Quand je parle d’affaires d’envergure, je parle d’affaires qui vont occuper un tribunal pendant 1 à 3 semaines. Cela conduit à considérer que certains tribunaux, qui connaissent une délinquance profonde, importante et concentrée sur un territoire, méritent d’avoir une concentration des moyens, de façon à avoir un traitement prioritaire des dossiers.

Aujourd’hui, si l’on récapitule, tout en haut de la chaîne, il existe la Junalco, et actuellement l’idée de création d’un parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco). Viennent ensuite les huit juridictions JIRS de Paris, Bordeaux, Douai etc. Mais il existe aussi des dossiers concentrés sur un ressort du département et qui méritent d’avoir un mode de traitement prioritaire des dossiers d’importance. D’où l’idée d’un pôle infra-JIRS dans des ressorts où se concentre de la délinquance, comme à Grenoble, Nîmes, Bastia ou encore Bobigny et donc, in fine, d’une construction à 3 étages de la lutte contre la délinquance organisée, au niveau national, régional et plus territorialisé. Dans mon idée, le pôle infra-JIRS ne serait pas une chambre qui siège tous les jours, mais elle serait actionnée deux ou trois fois dans l’année pour les gros dossiers. L’idée serait d’avoir une filière de traitement prioritaire.

AJ : Quels seraient les avantages de ce pôle ?

Peimane Ghaleh-Marzban : Quand je parle de pôle infra-JIRS, je ne suis pas en train de parler d’une modification de règle de compétence. Je parle surtout d’une question d’organisation qui nécessite une modification du Code de l’organisation judiciaire dans sa partie réglementaire Mais ce projet permettrait de sanctuariser des chambres spécialisées activables lorsque des gros dossiers se présentent. Si l’on veut être dans une logique de démantèlement des réseaux, ces dossiers-là ne peuvent pas faire face à une insuffisance de moyens. Si l’on considère que la lutte contre la délinquance est une priorité nationale, alors ces dossiers doivent être des dossiers prioritaires, sans devoir désorganiser le reste du tribunal.

AJ : Vous parlez de l’organisation, mais quid des moyens ? Faut-il plus de magistrats ?

Peimane Ghaleh-Marzban : Oui, mais ce ne serait pas considérable. Il faut une implication du parquet et du greffe mais, du côté du siège, j’évalue les besoins à trois magistrats supplémentaires. Si l’on prend en compte que nous sommes dans l’un des départements les plus criminogènes de France et que la délinquance organisée est une priorité nationale, ça ne paraît pas extravagant. Comme ancien directeur des services judiciaires, je connais l’ensemble des contraintes nationales ; je suis lucide, mais cela ne me semble pas insurmontable.

AJ : Cela aura un effet vertueux sur la détention provisoire et in fine, sur la surpopulation carcérale. Comment ?

Peimane Ghaleh-Marzban : L’objectif principal de ce projet de pôle infra-JIRS est surtout de permettre une sanctuarisation de moyens à mobiliser, avec une filière de jugement prioritaire des dossiers d’importance, mais cela aura aussi un enjeu sur la détention provisoire. En effet, aujourd’hui, quand un dossier d’information judiciaire implique des personnes détenues, le dossier doit être jugé dans les 6 mois maximum qui suivent l’ordonnance de renvoi. Nous sommes plus proches des 6 mois que du 1er mois, compte tenu de l’importance des dossiers à juger. Ainsi, si l’on crée une capacité de jugement, cela aura un impact sur la réduction de la durée de la détention provisoire, et donc, cela jouera favorablement sur la surpopulation carcérale. Mécaniquement, si vous créez cette capacité priorisée de jugement, vous allez juger plus rapidement les dossiers.

AJ : Vous n’êtes pas le seul à souhaiter la création d’un pôle infra-JIRS. Que dire de la philosophie de ce projet ?

Peimane Ghaleh-Marzban : Pour revoir le Code de l’organisation judiciaire, il n’y a pas besoin d’aller devant le Parlement, cela peut être facilement mis en place, mais cela doit se travailler en amont avec le ministère de la Justice. Existe-t-il une conviction de ce côté ? Je ne peux l’affirmer mais, ce que je peux dire, c’est que l’idée des pôles infra-JIRS émane de différents ressorts et que nous vivons un moment de mobilisation nationale sur le sujet de la délinquance organisée, avec des questions parlementaires, la discussion d’un Pnaco, etc. Au-delà des moyens, c’est effectivement une question de philosophie.

Comme chef de juridiction, mon rôle est d’expliciter et peut-être de saisir ce moment favorable, où la prise de conscience de la nécessité de renforcer la lutte contre délinquance organisée en lien avec la délinquance financière, est prégnante. Avec un ministre engagé sur ces questions, c’est le moment de poser tous ces sujets et de cranter une philosophie d’action. En tant que président de tribunal, donc d’opérateur de premier niveau, à moi de dire ce que je considère comme essentiel. Mais je ne suis pas seul, cette idée est partagée par mes coordinateurs. En termes de moyens, ce n’est pas quelque chose d’insensé. Ce tribunal est en croissance, nous faisons face aux enjeux du tribunal pour enfants, de l’application des peines. La structuration des chambres en matière de lutte contre la délinquance organisée n’a pas changé depuis 20 ans, alors qu’une nouvelle chambre de comparutions immédiates, la 31e chambre qui traite des violences intrafamiliales, a vu le jour, que les audiences délocalisées se tiennent à Saint-Denis etc. Aujourd’hui, nous devons rééquilibrer filière rapide et filière de fond : la filière rapide est essentielle mais elle ne peut absorber les dossiers d’envergure.

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