Pollution de l’eau du robinet au CVM : « Ce n’est pas un problème local mais national »

Microplastiques, polluants éternels, traitement chimique : l’eau que nous buvons n’est pas à l’abri de scandales sanitaires. Dernier en date, une pollution au chlorure de vinyle monomère (CVM) dans des centaines de communes de France. L’avocate Gabrièle Gien porte un recours contre l’État mais aussi contre les fournisseurs d’eau, qui sont restés passifs devant les risques de présence de CVM dans les canalisations. Explications.
Actu-Juridique : Comment avez-vous découvert la pollution de l’eau du robinet liée au CVM, un composé chimique contenu dans les plastiques des canalisations ? En réalité, cette contamination semble ancienne et massive…
Gabrièle Gien : Fin août, j’ai pris connaissance d’un article dans Le Monde qui faisait état de trois communes dans le Loiret qui ne disposaient plus d’eau potable depuis 5 ans, à cause d’une pollution au manganèse et au CVM (chlorure de vinyle monomère). Je ne connaissais pas le CVM. Intriguée, j’ai consulté la directive européenne qui fixe la concentration de CVM à 0,5 microgramme de CVM par litre d’eau. Je me suis alors dit que si cela ne devait pas dépasser ce seuil, c’est que ce composé devait être dangereux. Dans la foulée, j’ai contacté les personnes citées dans l’article, qui avaient l’air perdu et embêté devant la marche à suivre. Or il y a quand même des choses qui peuvent être entreprises lorsqu’on constate que son eau n’est pas potable. On peut par exemple engager la responsabilité de son fournisseur d’eau, au moins pour obtenir le remboursement des redevances perçues et, au mieux, obtenir une indemnisation pour le préjudice moral et le préjudice de jouissance engagés. En effet, ils étaient un peu en errance, ne savaient plus vers qui se tourner, car visiblement les pouvoirs publics ne prenaient pas les choses au sérieux. Je leur ai proposé une première action devant le juge judiciaire pour obtenir le remboursement des factures qu’ils avaient payées, et puis j’ai commencé à me renseigner beaucoup mieux sur le cadre juridique relatif au manganèse mais surtout au CVM. J’ai ainsi pris connaissance des courriers adressés à ces personnes par leurs fournisseurs, mais assez tardivement, en 2023, indiquant que leur eau du robinet était contaminée, qu’ils ne devaient plus la consommer et attendre que des travaux soient réalisés pour la consommer à nouveau. Cela m’a alertée encore davantage sur les dangers du CVM. En cherchant encore, je me suis aperçue que ceux-ci étaient assez bien connus, que dès les années 1970, l’État français a reconnu, dans son tableau des maladies professionnelles, un cancer du foie chez des travailleurs au contact du CVM. Puis le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), dès 1987, l’a classé comme cancérigène certain pour l’homme, ce qui est un degré fort. Il existe enfin des avis de l’ANSES basés sur des études toxicologiques réalisées sur des animaux qui relèvent que le CVM par ingestion est cancérigène et qu’il existe une forte présomption que ce soit aussi vrai sur les humains. Malheureusement, il n’existe pas d’étude épidémiologique réalisée sur une cohorte de personnes exposées au CVM. Concernant les cancers, ce sont des cancers classiques du foie, mais aussi une forme spécifique, seulement déclenchée par une exposition au CVM. Concomitamment, je m’aperçois d’une forte augmentation des cancers du foie ces dernières années en France, qu’on n’explique pas par l’exposition à l’alcoolisme et qui aurait donc plutôt une cause environnementale.
AJ : Vous comprenez alors que ce n’est pas seulement un problème local, n’est-ce pas ?
Gabrièle Gien : Ce qui est sorti dans la presse, ce sont des articles locaux, dans la Sarthe, en Normandie, en Centre-Val de Loire. Mais quand je suis entrée en relation avec l’association sarthoise Comité citoyen, qui a fait un gros travail de collecte de données sur ce sujet depuis sept ans auprès du ministère de la Santé, sa présidente m’a dit que les données récoltées concernaient de nombreux départements. Ce n’est donc pas un problème local mais national.
À l’occasion d’un reportage dans Envoyé Spécial, je suis aussi entrée en relation avec Gaspard Lemaire, un chercheur en sciences politiques qui a sorti une étude poussée sur cette histoire. Il est notamment revenu sur la façon dont le CVM avait été introduit par les industriels, pourquoi il a été interdit, il a effectué un gros travail de collecte des données de prélèvements partout en France, rendu possible en sollicitant toutes les agences régionales de santé (ARS). Il a constaté des dépassements assez importants dans beaucoup de départements. Il y avait bien un problème quelque part. Cela ne concernait pas seulement des fournisseurs d’eau qui ne prévenaient pas les administrés à temps, mais cela devenait un problème plus généralisé, où le ministère de la Santé n’avait peut-être pas saisi – ou pas voulu saisir – l’ampleur du problème et qui avait demandé trop tardivement aux ARS de réaliser des contrôles.
AJ : Que disent les textes réglementaires ?
Gabrièle Gien : La directive européenne de 1998 sur les eaux destinées à la consommation humaine fixe un seuil à 0,5 microgramme de CVM par litre d’eau. Cette directive dit que les États membres doivent l’avoir transposée dans les deux ans, et doivent être en conformité avec les seuils en 2003, donc cinq ans après son entrée en vigueur. Mais, pour ce faire, il aurait fallu que des contrôles aient été réalisés, et donc que nous bénéficiions d’une connaissance patrimoniale des réseaux d’eau : l’État doit savoir où sont situés les réseaux d’eau qui posent des problèmes ou qui sont susceptibles d’en poser pour effectuer des prélèvements cohérents. Or les ARS ont été lancées dans le vide. À partir de 2012, il y a eu une première instruction de la direction générale de la santé (DGS) qui indique que les ARS doivent faire des prélèvements dans les eaux du robinet, et que les distributeurs d’eau doivent faire des purges et à long terme changer les réseaux de canalisation. Puis, en 2020, la DGS estime que des gros progrès ont été faits. Alors oui, les ARS ont fait des centaines de milliers de prélèvements mais malheureusement la connaissance de l’état patrimonial des réseaux restant toujours parcellaire (une moitié environ seulement), une bonne partie des tests ont été réalisés sur des zones où il n’y a pas de problème. En 2020, la conformité attendue depuis 2003 n’est toujours pas effective. L’ANSES parle de potentiellement 600 000 personnes exposées ; je suppose que quelques milliers d’entre elles ont dû être prévenues, mais c’est très peu.
AJ : Que dire de vos recours ?
Gabrièle Gien : Mes clients du Loiret n’ont été prévenus qu’en 2023, alors que leur eau est polluée depuis la pose de la canalisation ! Sur ce point, nous sommes allées chercher la responsabilité de l’État pour négligence fautive du ministère de la Santé, en montrant que s’il y avait eu une mise en conformité avec la directive, ils n’auraient pas continué à boire et à utiliser une eau cancérigène, à payer une redevance pour une eau non potable, à exposer leurs enfants sans le savoir. Cette exposition n’est pas anodine, puisque le surrisque de cancer du foie après la dernière exposition dure 50 ans ! J’ai par exemple un client dans le Loiret dont le père est décédé d’un cancer du foie. Il vivait avec lui et buvait cette eau contaminée sans le savoir depuis 10 ans. Alors on ne saura jamais l’origine précise de ce cancer mais on ne peut pas s’empêcher de penser que cette exposition au cancérigène n’a rien arrangé à sa situation.
AJ : Comment estimer précisément le nombre de personnes qui connaîtront des problèmes de santé ?
Gabrièle Gien : La seule solution – et nous le soulignons dans notre recours devant le tribunal administratif –, ce serait que le ministère de la Santé finance une étude épidémiologique retraçant le lien entre cancer du foie et exposition au CVM. Mais cela suppose de financer la recherche, d’avoir une vision exhaustive et une volonté du ministère de prendre ses responsabilités, ce qui n’est pas évident car il risque d’y avoir de mauvaises surprises.
AJ : En somme sur quels points attaquez-vous ?
Gabrièle Gien : Pour nous, il est clair que la mise en conformité n’a pas du tout été effectuée depuis 2003. Par ailleurs, nous remarquons une forme de mauvaise volonté dans l’information délivrée aux usagers de l’eau. Il est édifiant en effet de constater que sur la page internet « Eau et CVM » du ministère de la Santé, vous ne retrouvez pas un état clair de la littérature scientifique, et notamment toutes les études de l’Anses ! Les avis rendus ne sont pas évoqués, ce que je trouve aberrant. Le terme employé est celui de « risque théorique », alors que le CVM est reconnu comme facteur dans le déclenchement du cancer du foie, que le CIRC et l’OMS se sont aussi positionnés dessus. C’est d’autant plus problématique que la directive de 1998, refondue en 2020, indique bien que l’État doit diffuser au plus grand nombre des actualités fiables et actualisées. Or la notice n’a pas été actualisée depuis 2018 ou, à tout le moins, elle a été modifiée à la marge, mais pour autant les avis de l’Anses ne sont toujours pas cités. Nous attaquons donc sur ces deux points : l’absence de mise en conformité et ce que nous estimons être une forme de désinformation.
AJ : Devant ce manque de prise au sérieux du problème, vos clients doivent être en colère !
Gabrièle Gien : Pour eux, leur exposition se traduit dans la vie quotidienne, rythmée par des questions constantes : « Est-ce que j’ai suffisamment de packs d’eau ? Si non, je dois aller en acheter. Parallèlement, je dois quand même payer mes redevances contre une eau qui n’est même pas potable. Je dois laver ma salade à l’eau en bouteille, donner de l’eau en bouteille à mon chien, je dois veiller à ce que mon enfant de 3 ans ne boive pas l’eau de son bain. Est-ce que je peux quand même faire cuire des pâtes ? On me dit que si je mets l’eau dans une carafe propre pendant 8 heures la concentration va diminuer par deux, mais comme la concentration en CVM varie tout le temps, est-ce que cela sera bien en deçà du seuil réglementaire ? » Cela rend la vie compliquée, et traduit pour moi une forme de mépris et de déclassement. Après tout, cela concerne une population majoritairement située dans les zones rurales, dans des départements dont on ne tient pas compte. L’accès à l’eau est fondamental même si ce droit n’est pas reconnu constitutionnellement. Dans le Code de la santé publique, il est toutefois écrit qu’une habitation salubre compte un accès à l’eau potable.
AJ : Quel est votre but en lançant ces recours ?
Gabrièle Gien : L’objectif est surtout de provoquer une prise de conscience des pouvoirs publics, tant du côté du ministère de la Santé que des fournisseurs, même si la faute originelle revient à l’État qui a beaucoup tardé à se mettre en conformité. J’attaque donc l’État pour cette raison. Dans les trois communes du Loiret, le syndicat fournisseur d’eau était informé depuis 9 ans qu’il existait des difficultés avec le CVM, et a attendu 2023 pour envoyer un courrier mettant en garde ses clients. Aujourd’hui encore il ne veut pas leur distribuer de l’eau en bouteille ! Ainsi, il refuse de remplir sa mission de distribution de service public de l’eau. C’est pour cela qu’on a également engagé sa responsabilité. Le litige se règle devant le juge judiciaire d’Orléans, car il s’agit d’un service public industriel et commercial et, même si la personne est publique, le litige entre usager et fournisseur se tranche devant le tribunal judiciaire. Nous aurons donc 10 dossiers, le 2 avril. Ce sera la première fois en France qu’un juge va s’intéresser au CVM du point de vue du distributeur. Concernant le recours contre l’État, cela sera beaucoup plus long, nous n’aurons pas d’audience avant 1 an et demi ou 2 ans. Nous demandons une indemnisation – qui n’est pas démesurée –, mais légitime. Le préjudice est direct, certain et personnel.
AJ : Quid du préjudice d’anxiété ?
Gabrièle Gien : Cela fait partie de nos écritures, mais il est dur de le faire reconnaître. Nous verrons comment cela sera analysé par le juge. Nous allons aussi bientôt engager un recours avec l’association Comité citoyen, dans la Sarthe, pour engager la responsabilité de l’État pour négligence fautive sur le département de la Sarthe et demander au juge qu’il soit enjoint au ministère de la Santé de prendre des dispositions pour permettre une plus large diffusion des informations, un contrôle plus efficace de l’eau et permettre des travaux. Nous allons donc essayer d’agir également par le volet associatif.
AJ : L’information est encore sous-connue. Comment y remédier ?
Gabrièle Gien : Nous avons lancé une plateforme pour démocratiser les informations et que les gens sachent s’ils habitent dans les zones concernées (www.mon-recours-cvm.fr). Je reçois beaucoup de messages de clients qui me demandent si je peux envoyer un courrier à leur fournisseur d’eau pour demander qu’un prélèvement soit réalisé directement pour infirmer ou confirmer ce risque. La difficulté c’est qu’en hiver, quand il fait froid, la concentration en CVM a tendance à diminuer et à augmenter en été, donc l’idéal est de faire deux prélèvements. Avec le recours, je représente pour le moment environ 20 personnes mais, parmi la trentaine de demandes de prélèvements que j’ai reçues, peut-être que de nouvelles personnes nous rejoindront. J’aimerais que davantage de personnes soient informées des données de la science et des données collectées par Gaspard Lemaire – qui d’ailleurs devraient être accessibles à tout le monde, alors que seuls 10 % des données des contrôles sanitaires réalisés par l’ARS sont actuellement disponibles en ligne. Avec plusieurs associations, nous avons d’ailleurs rédigé un courrier en ce sens pour que le ministère de la Santé accepte de publier la totalité de ces données, absolument nécessaires du point de vue de la rigueur logique et intellectuelle. Il sera intéressant d’avoir la réponse du ministère de la Santé.
Référence : AJU017d5
