Bertrand Mathieu : « Europe : l’Union fait la force … dans la diversité »

Publié le 18/03/2025 à 8h01

Ouvrir un débat utile sur l’Europe, tel est l’objectif du nouvel essai du constitutionnaliste Bertrand Mathieu, « Europe…L’union fait la force, dans la diversité »* qui vient de paraitre aux éditions LGDJ. Dans cet ouvrage stimulant, l’auteur analyse d’abord les maux dont souffrent nos démocraties européennes, avant de se pencher sur le sort de l’Europe et les évolutions qu’elle doit engager pour répondre aux défis contemporains. Une réflexion d’une brulante actualité. 

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Actu-Juridique : Pourquoi avoir choisi ce thème de réflexion ? 

Bertrand Mathieu : La réflexion que veut susciter cet essai télescope l’actualité nationale et internationale brulantes. Face aux crises que connaissent la France et la société internationale, on en appelle à l’Europe pour répondre au danger russe et au retrait américain. L’Europe apparait alors comme la solution. Pourtant l’Europe est aussi le problème. Si l’Europe se veut puissance, elle doit profondément se réformer. Dans un contexte où l’excommunication et le soupçon sont prégnants, cet essai n’a d’autre ambition que d’ouvrir un libre débat sur l’Europe, qui est aussi notre avenir.

Actu-Juridique : De quelles maladies souffrent nos démocraties ?

BM : Justement, si l’Europe doit se reformer, c’est qu’elle incarne et renforce la crise de la démocratie dont souffrent de nombreux pays, dont la France.

Cette crise se traduit par ce que l’on appelle le populisme, qui peut être temporairement surmonté par la peur face au risque de guerre. Ce n’est pas alors la démocratie qui est renforcée, mais l’attente d’un régime protecteur, fût-il autoritaire.

Le populisme est la figure incantatoire de l’hydre à combattre. En réalité, il contribue à exprimer la crise de nos démocraties libérales. Toute dénonciation du populisme est vaine si l’on ne s’attache pas en comprendre les causes et les rouages. L’une des idées que développe cet ouvrage tient au déplacement du pouvoir de décision des autorités démocratiquement élues vers des entités dont la légitimité n’est pas politique, mais oligarchique, fondée sur le savoir, l’indépendance supposée, mais aussi sur la puissance économique et financière. Ce mouvement induit un sentiment de dépossession, de coupure entre le peuple et les élites. La question de la place du juge dans une société démocratique illustre avec acuité cette situation. Mais ce n’est que l’un des aspects du problème. La place de la technocratie comme légitimité concurrente de la démocratie nourrit également le populisme. Or l’Europe conjugue ces deux facteurs en ce que son développement repose à la fois sur l’activisme de la Cour de justice de l’Union européenne (épaulée d’une certaine manière par la Cour européenne des droits de l’homme) et celui de la Commission européenne, organe dépourvu de toute légitimité démocratique directe et doté d’une administration tentaculaire. Ainsi, l’Europe participe à affaiblir la démocratie dans les États membres, alors même qu’elle ne constitue pas, par sa nature même, une alternative démocratique. Selon la formule un peu caricaturale, mais très juste de Philippe Seguin « là où on vote on ne décide plus, là où on décide on ne vote pas ».

Cette crise de la démocratie engendre une autre pathologie, celle de l’impuissance. Les États sont faibles, pour de multiples raisons, notamment une crise de confiance et une dépossession des outils de décision. La fonction de contrôle tend à l’emporter sur le pouvoir de décision. C’est aussi une crise de la responsabilité politique qui est à l’œuvre.

Actu-Juridique : Quel rôle joue l’État de droit ?

BM : Invoqué presque comme un mantra, l’État de droit est censé constituer un rempart contre le populisme, par ailleurs dénoncé. On peut d’ailleurs relever que le concept d’État de droit tend à se substituer à celui de démocratie ou, tout du moins, à lui être systématiquement adjoint dans le discours politique et juridique ambiant.

Il convient d’abord de rappeler que l’État de droit est l’une des conquêtes majeures des démocraties contemporaines. Il implique le respect, par l’État et les autorités publiques, du droit, comme ensemble de normes régulièrement adoptées et, surtout, ce qui n’est pas sans lien, la protection contre l’arbitraire. Il n’est pas difficile de distinguer les États dans lesquels la police peut sonner à votre domicile sans autre raison que d’avoir déplu au pouvoir et ceux où l’intervention de la police, comme la décision du juge, sont entourées de garanties.

Si le respect de l’État de droit est un impératif catégorique dans une société démocratique, encore faut-il savoir ce qu’il recouvre, au-delà de ce qui vient d’être rappelé. Or, parfois invoqué dans des textes constitutionnels ou conventionnels, il n’est jamais défini par ces textes. C’est au juge qu’il appartient de le définir et, au risque d’une atteinte à la séparation des pouvoirs, d’en assurer le respect. L’article 2 du Traité européen renvoie à des exigences censées représenter des valeurs communes aux États membres. Parmi celles-ci, l’État de droit, sans que l’on sache exactement le rapport qu’il entretient avec d’autres valeurs (la démocratie, les droits fondamentaux…) et ce qu’il recouvre.

Je montre dans cet essai comment la référence à l’État de droit est utilisée, tant par le juge que par la Commission européenne, comme un outil visant à imposer aux États des exigences susceptibles d’entrer en conflit avec leur identité nationale, notamment sur des sujets de société (droits des minorités, conception de la famille ou de l’éducation…). Par un fâcheux raccourci, la critique de certaines conceptions de l’État de droit ainsi définies est considérée comme non recevable car valant remise en cause de l’État de droit lui-même. Une certaine forme de censure n’est pas loin !

Actu-Juridique : L’Europe est-elle une solution ?

BM : L’État est le cadre naturel dans lequel s’exerce la démocratie, entendue comme un mode de légitimation du pouvoir par un peuple qui existe dans des frontières et partage une histoire et un avenir communs. Si l’on retient cette conception de la démocratie, l’Europe ne peut constituer une réponse à la crise de la démocratie.

Pourtant, l’Europe est incontestablement une réponse à bien des défis auxquels sont confrontés nos États.

Entre l’incantation européaniste et le repli souverainiste, une autre voie doit être dégagée. Elle ne peut s’incarner dans le concept de souveraineté européenne qui constitue un oxymore.

Dans un contexte où renaissent les empires et les visées expansionnistes, territoriales, économiques, idéologiques … qui les caractérisent, l’Europe doit jouer un rôle majeur, sauf à ce que les États européens soient contraints à faire face en ordre dispersé à ces visées impérialistes.

Alors que l’Europe s’est vécue en espace économique, puis idéologique, elle doit se donner les moyens de devenir une puissance continentale. Elle doit pouvoir assurer sa défense, résister aux mesures protectionnistes… Il ne s’agit pas de mettre les armées nationales sous commandement européen, ce qui n’aurait aucun sens, mais de mener, par exemple, une politique commune d’armement.

Mais cet objectif est soumis à certains préalables. Il s’agit de définir les frontières de l’Europe, sans promettre des extensions avant d’en avoir mesuré les incidences (Turquie, Ukraine, notamment). Il s’agit également de définir un projet européen dans un monde géopolitique en pleine mutation, alors que l’idée de puissance ne fait pas partie de l’ADN de la construction européenne.

L’Europe a un potentiel en termes de population et d’économie, c’est pourtant une Europe en déclin qu’il s’agit de redynamiser. Je développe dans cet ouvrage quelques pistes en ce sens.

Actu-Juridique : À quelles conditions ?

BM : Si l’Europe veut résister au populisme et se développer comme puissance continentale, elle doit d’abord revoir son architecture institutionnelle. De ce point de vue, la volonté de la Cour de justice et de la Commission d’opérer une forme de fédéralisation rampante, notamment par l’utilisation de l’outil budgétaire et plus particulièrement le recours à l’emprunt (le mouvement Hamiltonien) et par l’absence de respect des identités nationales, constitue un déni de démocratie. En réalité, les institutions européennes profitent du caractère sui generis de la construction européenne pour se diriger vers une forme néo-fédérale, sans révision des traités et en s’émancipant ainsi de la volonté de leurs géniteurs, les États sur lesquels se fonde sa légitimité.

Dans les discours sur l’Europe, l’européanisme béat le dispute au souverainisme borné. J’ai tenté dans cet essai de proposer quelques solutions qui permettraient à l’Europe de se développer sans rompre avec la légitimité démocratique portée par les États.

Les axes majeurs, qui sont esquissés, tentent à trouver des solutions pour : gouverner avec les États et non contre les États (ou certains d’entre eux) ; résister à la tentation de l’uniformisation ; redéfinir l’articulation des compétences nationales et des compétences européennes ; redonner une place aux parlements nationaux ; passer d’une obligation de soumission à des mécanismes de dialogue ; renforcer les pouvoirs du Conseil qui est l’émanation des gouvernants nationaux démocratiquement élus ; modifier, dans certains domaines, le processus de décision, en vue de plus d’efficacité, tout en permettant à des États qui le souhaiteraient de ne pas participer à un projet spécifique…

Le risque de l’effondrement d’un système européen empêtré dans ses divergences et dans ses rigidités n’est pas totalement à exclure, ce serait une catastrophe dans le monde tel qu’il est.

 

*Bertrand Mathieu. Europe…L’union fait la force dans la diversitéLGDJ mars 2025. 208 pages, 25 euros.

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