Recours à l’IA : comment les avocats s’en emparent

Publié le 14/05/2025
Recours à l’IA : comment les avocats s’en emparent
Irina Strelnikova/AdobeStock

C’est devenu un sujet incontournable pour les avocats : le recours à l’IA. Petits ou grands cabinets, avocats en exercice individuel, toute la profession y est confrontée. Si les pratiques peuvent varier, les questions suscitées sont nombreuses, dont celle de l’avenir du métier.

L’intelligence artificielle (IA), révolution copernicienne ou synonyme d’avenir apocalyptique ? Et si le futur des avocats se trouvait un peu entre les deux ? Une chose est sûre, l’émergence et la place que prend l’IA bouleversent le quotidien des avocats. Arthur Sauzé, avocat de formation et actuellement Head of legal function consulting chez E & Y, le résume ainsi : « L’IA, c’est un météore qui arrive et qui rebat beaucoup de cartes ». Pour François Girault, président de la commission Prospective et Innovation du CNB pour le mandat en cours, même son de cloche : « Non, l’IA ne va pas bouleverser et tuer toute l’activité. Mais oui, elle va se transformer ». Il tient cependant un message rassurant : « Il y a eu des avocats avant l’imprimerie, il y en aura après. Les bases de données ont elles aussi changé l’activité, puis les legal tech sont arrivées. À chaque fois, cela a modifié les frontières de notre métier mais nous a permis de répondre à de nouveaux besoins du marché ». Les réactions épidermiques des premiers temps s’atténueraient-elles un peu ?

Faciliter le quotidien

Des réticences, Jennifer Krief, avocate à son compte en droit pénal des affaires, n’en a pas beaucoup. À ses yeux, l’IA « permet de gagner en efficacité et productivité, c’est avantageux ». Au quotidien, elle y a de plus en plus recours : pour des recherches de notions juridiques (ChatGPT) ou d’un article qui fonde tel principe, pour l’aider à la rédaction de clauses, des traductions mais aussi pour des présentations, estimant que « Powerpoint est aujourd’hui un peu dépassé, tandis que des logiciels comme Pitch permettent d’en faire de très belles », explique-t-elle. Pas de doutes pour elle : si tant est que l’avocat maîtrise les ressources, l’IA est une « source de connaissances intarissable qui permet de gagner beaucoup de temps ». Or répondre vite aux clients, c’est précisément son « point faible » en tant qu’avocate exerçant en solo. L’IA lui apporte aussi un « bonus psychologique, comme si j’avais avec moi un copilote. Je ressens moins l’angoisse de la page blanche, je procrastine moins et je me sens plus sûre de sortir quelque chose, y compris pour un projet de courrier. Ça me lance, m’inspire, même dans la structure des conclusions. Bref, cela m’apaise ! » Bien sûr, elle ne manque pas d’évoquer la possibilité de gagner du temps sur les tâches les plus chronophages, par exemple la lecture de multitudes de documents pour en faire des résumés. « Ce n’est ni intéressant ni rémunérateur, et dans ce cas-là, ni le client ni moi n’avons à gagner à ne pas recourir à l’IA ». Ainsi, comme le résume François Girault, « l’IA va nous permettre d’améliorer, d’accélérer, d’avoir un meilleur retour sur investissement sur certaines tâches à faible valeur ajoutée et en parallèle, nous permettre de nous concerner sur l’expertise ».

Arthur Sauzé évoque également, à l’échelle des cabinets, un gros avantage : l’amélioration du « knowledge management », c’est-à-dire apprendre à utiliser l’existant. « Souvent dans un cabinet, les avocats refont les mêmes consultations. L’IA va aider, grâce à des outils internes, à rédiger des conclusions sur la base de toute leur donnée interne, généralement assez mal classée et valorisée, alors ce qui fait la valeur immatérielle d’un cabinet c’est précisément tout son historique de travail. L’IA va donc nous y aider ».

Éviter la fracture numérique

Face à ces possibilités, le risque de fracture numérique existe cependant. « Ma crainte, ce n’est pas de voir les avocats remplacés par l’IA mais je suis convaincue que le fossé va se creuser entre les avocats qui ne maîtrisent pas l’IA et qui vont se retrouver évincés et les autres », analyse Jennifer Krief. Elle salue donc le lancement de partenariats entre le barreau de Paris et des bases de données avec des réductions sur les abonnements, « une manière de rééquilibrer la différence des moyens entre les gros cabinets et les autres ». Car ces abonnements ont un coût financier. Arthur Sauzé le rappelle : « Quand tous les outils traditionnels ont commencé à intégrer de l’IA, ils ont quasiment doublé leur prix. Cela peut être un vrai sujet pour certains avocats, même pour les outils de bureautique classique. L’exemple de Microsoft Copilot est intéressant : quand nous sommes passés de Microsoft normal à Copilot, cela a sévèrement fait monter le prix. Aujourd’hui, les IA juridiques sont entraînées avec des données internes ou externes qui sont fiables, mais cela représente un certain coût. Elles sont plus chères que les autres. Dans ce contexte, une rupture interne de plus en plus marquée entre les avocats qui ont les moyens d’avoir des IA robustes et les autres est possible », assène-t-il. Car, pour certaines grosses directions juridiques, cela peut, par exemple, représenter plusieurs millions d’euros par an. Mais François Girault prend le contre-pied : « peut-être que c’est finalement plus délicat pour les gros cabinets, en réalité, car les grosses structures sont obligées de faire beaucoup d’investissement. Cela peut les amener à couper certains flux financiers, alors que les petits avocats solos, qui exercent dans des territoires ruraux, peuvent peut-être davantage se passer de ChatGpt car leurs clients auront toujours besoin d’un accès local à la justice ».

De nombreuses questions éthiques soulevées

Au-delà des questions financières, le recours à l’IA pose aussi des questions éthiques. Il arrive qu’elle « hallucine » (fausses informations, biais dans le traitement des données, etc.). Dernièrement, le cabinet américain Morgan & Morgan a d’ailleurs mis en garde ses avocats contre ces dangers, les menaçant de pénalité en cas d’utilisation d’informations générées par l’IA non vérifiées. Le risque est « d’inclure dans des conclusions adressées à la partie adverse des jurisprudences qui n’existent pas, confirme Jennifer Krief. Dernièrement, je rédigeais des conclusions et j’avais demandé à l’IA une référence, mais en allant moi-même sur Légifrance, j’ai constaté qu’elle ne m’avait pas délivré la version la plus à jour. En redemandant une seconde fois, j’ai fini par l’avoir. Il ne s’agit donc pas d’utiliser bruts les résultats de ChatGPT, mais si on est formé, cela reste intéressant ».

Cela pose également des questions éthiques comme la confidentialité des données partagées. Sur ce point, Arthur Sauzé est nuancé : « C’est à la fois un sujet et un non-sujet. Aujourd’hui, les avocats utilisent certes ChatGPT et d’autres outils gratuits, mais demain, le CNB va sans doute imposer des outils protecteurs et certifiés ». François Girault est assez d’accord. « Il existe deux niveaux : les outils généraux (dont l’usage a été détaillé dans le guide « IA et avocats », réalisé par le CNB) mais aussi des outils spécialisés à destination de la profession », qui ont un rôle important à jouer en termes de souveraineté numérique. « Sur l’échiquier mondial, ceux qui ont développé l’IA sont majoritairement anglo-saxons et l’ont paramétrée selon la common law. Mais notre droit découle lui de la civil law. Derrière, ce n’est pas du tout le même mode de fonctionnement. Donc si tous les moteurs d’IA restent anglo-saxons, est-ce que la civil law va survivre ? », s’interroge François Girault. Ainsi le CNB a-t-il récemment participé à l’initiative européenne du Legal Data Space, premier projet de Data Space dédié aux données juridiques en Europe.

Avec des IA qui permettent d’aller toujours plus vite, quid de la crainte d’une course effrénée à la rentabilité ? « Le capitalisme cynique, à mes yeux, serait d’utiliser l’IA pour travailler plus rapidement et faire payer les prestations au même prix, donc in fine pour augmenter ses marges. Je crois qu’avec une telle pression des coûts, l’IA permettra davantage de compenser la diminution des budgets sur un certain nombre de sujets, éclaire Arthur Sauzé. Les efforts ne seront pas mis aux mêmes endroits, parce que certaines choses étaient facturées avant et plus maintenant ».

Enfin, qui a pensé que la justice sous algorithme perdrait en qualité ? Pour François Girault, c’est un point intéressant. « Si tout le monde n’utilise plus que des outils probabilistiques autour de la donnée antérieure, cela donnera une justice plate, sans aucune évolution. Notre job à nous, c’est d’être original par rapport à des règles de droit ». Dernière chose à mentionner. « L’IA va aussi faire bouger les frontières du droit. Par exemple, sur les enjeux sur la consultation. La loi de 1991 détermine qui fait du renseignement ou du conseil, à titre accessoire. Mais le confrère qui propose des services, comme envoyer des courriers formalisés par IA avec l’en-tête d’un avocat, pour 50 euros, a-t-il rempli son obligation de conseils ou non ? Et quid du droit de la responsabilité contractuel ? Il existe une zone de flou », glisse François Girault. Alors l’innovation doit-elle être conforme à la réglementation, ou la réglementation doit-elle s’adapter aux usages ? Face aux dilemmes potentiels, il fait confiance aux instances ordinales pour trancher.

Redéfinir les contours du métier

Des questions éthiques, certes, mais aussi pratiques. Jennifer Krief y voit l’opportunité de redessiner les contours du métier. « L’IA peut permettre de considérer l’avocat davantage comme un partenaire, plus qu’un exécutant, avec des tâches peu valorisantes. Ce qui nous stimule, c’est la recherche de la solution. L’IA donne les moyens de trouver la solution, mais sur le contentieux, qu’on se rassure, elle ne va pas plaider à notre place ! »

Arthur Sauzé abonde dans ce sens : « L’IA va engendrer une vraie réflexion sur ce qui fait la valeur du métier d’avocat : un certain nombre d’activités n’y rentreront pas, notamment toute l’activité de rédaction/production d’actes. Demain, les avocats se poseront davantage la question de ce qu’ils continuent à faire ou non, ce qui a de la valeur pour eux et leurs clients ».

Ainsi, la prestation de l’avocat va être évaluée différemment. « Ce qui sera payé, ce ne sera pas tant le temps passé que la valeur générée par cette tâche dans l’entreprise, qui pourra être évaluée avec des outils de suivi d’activité ». Dans les cabinets, les RH comme le mode de facturation vont être impactés. Le modèle de facture à l’heure va glisser progressivement vers un modèle d’abonnement. François Girault ajoute : « Quand les clients consulteront un cabinet – puisqu’ils seront capables de réaliser certaines recherches par eux-mêmes -, ça sera pour aller sur de la tête d’épingle, des informations pointues ». Et le rapport avec les clients risque d’être de plus en plus horizontal.

Enfin, aux avocats de demain, le sujet de l’IA apparaît comme extrêmement actuel. « Aujourd’hui, beaucoup de cabinets sont structurés en vertical, avec en bas le stagiaire et tout en haut, l’associé capitalistique », rappelle François Girault. « Les recherches sont souvent confiées à des bataillons de stagiaires, d’alternants ou de collaborateurs, biberonnés à l’IA. À ces confrères en herbe, il faudra une solide formation à l’IA et à l’esprit critique pour ne pas tout régurgiter tel quel ». Sur ce point, il rappelle l’implication du CNB dans la formation des avocats. Arthur Sauzé est bien d’accord. « On demande aux jeunes juristes d’être de bons juristes, d’avoir de la rigueur et en même temps que l’IA s’ancre dans leurs pratiques. C’est presque une injonction contradictoire : il faut une vraie réflexion sur comment concilier expertise et l’expérience et utilisation de l’IA ». En attendant, Jennifer Krief le glisse : elle est admirative de sa stagiaire, qui maîtrise parfaitement les outils IA. « Juridiquement j’ai beaucoup à lui apprendre, mais j’ai beaucoup à apprendre d’elle du point de vue du code ». Dans un échange de bonnes pratiques mutuelles.

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