Insolite : Quand un greffier fabrique 27 000 fausses lettres
Si vous avez déjà été victime d’une escroquerie, alors cette histoire vraie va vous consoler de votre naïveté…Notre spécialiste de l’insolite, Raphaël Costa, s’est plongée dans le dossier passionnant d’un faussaire hors norme, Denis Vrain Lucas.

La correspondance inconnue de l’escroc Newton
Cette affaire débute le 15 juillet 1867, quand le célèbre mathématicien et académicien Michel Chasles monte à la tribune de l’Institut pour révéler qu’il est en possession d’une correspondance entre Pascal (1623-1662) et Newton (1642-1727) prouvant que l’Anglais qui a découvert les lois de l’attraction en 1687, n’aurait fait que développer une intuition de Pascal datant de… 1652 ! Les lettres autographes dont Chasles fait don à l’Institut ce jour-là le démontrent : celles de Pascal évoque cette découverte, tandis Newton, qui à l’époque n’avait pourtant que 11 ans, remercie Pascal pour sa confiance…
Un scandale scientifique international
De quoi remettre en question toute l’histoire des sciences naturelles de l’époque… Face aux interrogations de l’Académie des sciences, Chasles va, séance après séance, apporter de nouveaux courriers qui répondent, comme c’est pratique, à toutes les objections formulées par ses pairs : même les courriers inédits de la mère de Newton remercient Pascal ! Et, quand l’assemblée met en doute la pertinence des écrits de la maman de Newton, ce sont des courriers inédits de Descartes, Leibnitz et même La Bruyère qui sont brandis par Chasles et qui lui donnent raison.
L’Académie des sciences britannique et les plus grands spécialistes de Newton vont s’en mêler, comparer les écritures et produire de nombreuses communications officielles et publiques aboutissant toutes à la même conclusion : les écrits de Newton sont des faux !
Mais au lieu de donner le nom de son fournisseur et de reconnaître qu’il a été trompé, Chasles s’obstine et produit, séance après séance, de nouveaux courriers qui démontrent maintenant que Newton est venu en France dans le plus grand secret à la mort de Pascal récupérer les documents de recherche chez le philosophe afin de cacher qu’il lui avait volé sa découverte ! Plus incroyable encore, en octobre 1867, Chasles produit une correspondance inédite de Galilée (1564-1642) à la lecture de laquelle l’on apprend, et tout l’Institut et le monde scientifique du XIXe siècle avant nous, que Pascal tenait lui-même sa découverte de l’astronome italien. Mieux encore, Galilée est le premier à avoir découvert les satellites de Saturne, qu’il a observés au télescope en 1641, tandis que le monde scientifique pense que le premier à les avoir vus est le célèbre astronome hollandais Huyghens, en 1655… De quoi énerver les Académies scientifiques italiennes et hollandaises…

Une escroquerie flagrante
Mais ces nouvelles révélations signent la fin de la révolution scientifique autographe initiée par Michel Chasles. En effet, les érudits italiens savent que Galilée est aveugle depuis 1637, et donc incapable d’écrire comme d’observer à la lunette… De plus, il lui aurait été impossible d’observer les satellites de Saturne en 1641, ceux-ci étant cachés derrière leur planète mère à cette période-là, raison pour laquelle ils n’ont été découverts qu’en 1655 … Et surtout, élément de taille : Galilée ne connaissait que deux langues à l’écrit comme à l’oral : l’italien et le latin. Or, les « courriers authentiques » présentés par Chasles sont tous rédigés dans le français le plus parfait !
En réponse à toutes ces critiques qui émanent des universitaires italiens comme du Vatican, Chasles fournit de nouvelles lettres, toujours plus incroyables, démontrant que les grands du monde d’avant savaient que Galilée faisait semblant d’être aveugle afin de pouvoir procéder à ses observations tranquillement et en toute discrétion. La liste des cautions historiques à cette thèse est impressionnante : Henri IV, Marie de Médicis, Louis XIII, Richelieu, Louis XIV, Shakespeare, Racine et même Molière ! Et, afin de démontrer que ces personnages illustres ont raison, Chasles fourni plus de 2 000 courriers signés Galilée démontrant qu’il écrivait durant toute la période où on le pensait incapable de rédiger à cause de sa santé visuelle…
Cette querelle scientifique et historique, déclenchée par une simple communication de 10 minutes en 1867, durera deux ans, Chasles ayant reçu entre-temps le soutien d’Adolphe Thiers, qui deviendra Président de la France : « Sommes-nous français, oui ou non ? Si nous le sommes encore, il est honteux que nous osions mettre en doute l’authenticité de ces documents qui prouvent de manière irréfragable que Newton n’a été qu’un plagiaire de notre grand Pascal ! »
Mais au printemps 1869, lecture est faite devant les membres de l’Académie des sciences d’un courrier reçu afin d’informer ses membres que plusieurs formules contenues dans les lettres sont recopiées mot pour mot de certains ouvrages historiques…
Une arrestation inattendue
Quelques mois après ces révélations qui ébranlent les certitudes des plus crédules, un spécialiste de livres anciens est arrêté à la demande de Chasles, c’est le fournisseur de ses lettres historiques : Denis Vrain Lucas. Face aux révélations sur les recopiages, Chasles a accepté de révéler le nom de son contact à la police, en demandant qu’il soit mis sous surveillance pendant un mois.
En effet, le commerçant de 52 ans lui doit beaucoup d’argent, que le mathématicien lui a remis en échange de 3 000 nouvelles lettres qui finalement n’arrivent pas. Chasles craint surtout que son fournisseur ne vende les lettres à quelqu’un d’autre ! Parmi les courriers promis qui se font attendre, on en trouve :
- 63 de Louis XIII
- 80 de Montesquieu
- 89 de Copernic
- 140 de Louis XIV
- 122 de Rabelais
- 274 de Jeanne d’Arc !
Après enquête, Denis Vrain Lucas est arrêté, et il passe rapidement aux aveux : toutes ces lettres, c’est lui qui les a fabriquées… Dans l’attente de son procès devant le tribunal correctionnel de Paris, il est emprisonné. Celui-ci risque jusqu’à 5 ans d’emprisonnement pour escroquerie et abus de confiance.
Un juriste amoureux des vieux livres
Mais qui est donc ce faussaire ? Le premier travail de Denis Vrain Lucas fut d’être assistant chez un avoué de Châteaudun, avant d’être embauché comme greffier expéditionnaire au tribunal de la ville. C’est là que son supérieur, le greffier principal, lui transmet sa passion des livres anciens. Son nouveau disciple étant réceptif, il lui laisse tout le loisir de fouiller dans les vieux documents du tribunal comme de la bibliothèque municipale. Grâce aux registres d’emprunt, on sait qu’il y lit des livres qui vont bien lui servir par la suite : Histoire de l’Académie, Notice sur la Bibliothèque Mazarine, et Défense de M. Libri : un membre de l’Académie des sciences qui profita de ses fonctions de secrétaire du catalogue de documents pour voler, découper et trafiquer les livres anciens de l’Académie française pour sa collection personnelle qu’il vendra en partie en Angleterre après avoir fui la France une fois le scandale découvert…
Un procès incroyable : 27 000 fausses lettres signées Jules César, Jeanne d’Arc…
Une fois la supercherie de Vrain Lucas révélée au grand public (ou à Chasles, qui était quasiment le dernier à encore y croire), la presse rapporte dans ses colonnes le procès et les découvertes invraisemblables qui y sont faites… De nombreuses personnalités viennent y assister, du monde scientifique comme littéraire, les membres les plus illustres de l’Institut sont présents, tout comme Anatole France.
Denis Vrain Lucas reconnaît l’ensemble des faits reprochés : il a fabriqué l’intégralité de lettres qu’il a vendues à Chasles sur une période de 8 ans : l’étendue de l’escroquerie s’élève à 150 000 francs que le mathématicien a versés pour acquérir 27 000 faux documents ! Mais comment le scientifique de renom a-t-il pu se laisser piéger ?
Eh bien le faussaire lui racontait qu’un noble, appelé le comte de Boisjourdain, héritier d’une immense collection familiale de lettres autographes, avait été contraint de quitter la France à la Révolution afin de sauver sa vie. En route pour l’Amérique, son bateau fit naufrage, mais la plus grande partie de sa collection fut sauvée. C’est l’un de ses descendants qui vend les lettres pour payer ses dettes.

Un cadeau de l’autorité judiciaire
Si l’on peut aujourd’hui voir certaines des fausses lettres fabriquées par Vrain Lucas, c’est grâce à l’autorité judiciaire et au travail des deux avocats désignés comme experts dans l’affaire. Ces derniers ont offert un spécimen des faux autographes à la Bibliothèque Nationale, consultable en ligne aujourd’hui.
Sur sa couverture, on peut lire :
« Spécimen des faux autographes fabriqués par Vrain Lucas au nombre de 27 000 et vendus par lui au prix de 150 000 francs à M. Michel Chasles de l’Académie des Sciences. Escroquerie punie de deux ans de prison et de 500 francs d’amende par le Tribunal de la Seine en date du 24 février 1870 ».
Parmi les plus belles réalisations de l’artiste, on peut retenir :
- Alexandre le Grand invitant Aristote à se rendre en Gaule pour apprendre la science des druides ;
- Jules César écrivant à Vercingétorix pour l’avertir qu’il veut envahir la Gaule ;
- Cléopâtre écrivant à César pour lui dire tout le bien qu’elle pense de l’air de Marseille et des programmes scolaires de la ville ;
- Marie-Madeleine racontant que les Gaulois ont inventé les sciences ;
- Jeanne d’Arc saluant ses parents (et signant ses lettres de la même façon que Cléopâtre) …
Aujourd’hui encore, un exploit de Vrain Lucas subsiste. Avant que son escroquerie ne soit révélée, la ville de Dreux souhaite rendre hommage au dramaturge un peu oublié Jean Rotrou. Chasles décide, à l’occasion de l’annonce d’une statue à venir, de faire dont à la ville d’une lettre authentique de Jean Rotrou adressée à son frère. Or, la ville qui ignore qu’il s’agit d’un faux, décide de faire honneur au cadeau de l’académicien et fait sculpter Jean Rotrou tenant la lettre dont le texte est reproduit sur le socle… Toujours en place aujourd’hui !
Source principale : l’excellent livre de Gérard Coulon : Vrain Lucas. Histoire d’un incroyable faussaire, édition revue, corrigée et augmentée, éditions Errance, 2022, 200 pp.
Référence : AJU497613
