CEDH : la sanction pénale de magistrates pour abus de fonctions

Les requérantes sont trois juges à la chambre pénale de la cour d’appel de Bucarest.
Elles furent poursuivies pour abus de fonctions, pour avoir avantagé l’auteur présumé d’une infraction et pour faux.
Le parquet leur reprochait d’avoir méconnu leurs obligations légales et d’avoir rendu une décision mal-fondée en raison d’un élément extérieur ayant influencé leur décision, à savoir le pot-de-vin reçu par l’une d’elles.
À la fin de la procédure nationale, la Haute Cour rejeta le recours en cassation pour défaut de fondement. Elle rappela que l’indépendance des juges n’était pas absolue et qu’elle allait de pair avec le principe de la responsabilité des magistrats, le principe de légalité de tout acte de justice et celui de l’égalité dans les droits des citoyens. Elle estima en outre que les juges qui, dans l’exercice de leurs fonctions officielles, avaient accompli en violation de la loi, intentionnellement ou de mauvaise foi, un acte relevant de leur fonction et causé ainsi un dommage ou une atteinte aux droits légitimes d’une personne physique ou morale, pouvaient voir leur responsabilité pénale engagée au titre du délit d’abus de fonctions. Elle expliqua que la responsabilité pénale du chef d’abus de fonctions entre en jeu non pas lorsque les faits reprochés au juge sont de simples erreurs, consistant en une évaluation incorrecte des preuves et/ou une interprétation et application erronées de la loi effectuées de manière purement aléatoire et non intentionnelle – situations qui peuvent être corrigés par la voie du contrôle judiciaire – mais lorsque la commission des faits en question, qui aboutissent à une solution illégale, résulte d’une attitude consciente et voulue qui relève de la notion de mauvaise foi.
La Cour remarque à titre liminaire qu’il n’est pas remis en question devant elle le fait qu’un juge ne peut, de manière générale, être sujet actif de l’infraction d’abus de fonctions. Compte tenu de la manière dont les requérantes ont formulé leur grief devant les juridictions nationales, d’une part, puis devant elle, d’autre part, la Cour doit rechercher si, en l’espèce, la disposition du Code pénal prohibant l’abus de fonctions permettait aux requérantes, juges, de prévoir que leur conduite en lien avec la motivation d’une décision de justice serait susceptible d’être poursuivie du chef d’abus de fonctions, sans remettre en cause la garantie d’indépendance inhérente à leur fonction.
Il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine.
La Cour remarque ensuite que le texte définissant l’infraction d’abus de fonctions a été en l’espèce appliqué par les juridictions nationales dans le contexte plus général du droit constitutionnel et de la législation régissant l’activité des magistrats afin de décider si les faits reprochés aux intéressées tombaient dans le champ d’application de la loi pénale. Ainsi, en l’espèce, les juridictions nationales ont pris en compte que, d’une part, les juges, dans l’exercice de leurs fonctions, étaient indépendants et ne se soumettaient qu’à la loi et, d’autre part, que le contrôle des décisions judiciaires était assuré dans le cadre des voies de recours. Les parties ne remettent pas en cause la prévisibilité de ces dernières dispositions légales.
La Cour doit dès lors rechercher si en l’espèce, le texte des dispositions légales pénales applicables à des magistrats, lu à la lumière de la jurisprudence interprétative dont il s’accompagnait, remplissait à l’époque des faits la condition de prévisibilité de la loi quant à ses effets. À cet égard, il ressort des exemples de jurisprudence versés au dossier, dont certains sont des décisions antérieures à la date de la commission des faits par les requérantes, que les juridictions nationales jugeaient de manière constante que les magistrats ne pouvaient pas voir engager leur responsabilité pénale du chef d’abus de fonctions à raison de la motivation, même erronée, d’une décision de justice et que le prononcé d’une décision de justice ne pouvait donner lieu à des poursuites pénales à l’égard du juge, qui était indépendant et dont les décisions ne pouvaient être contrôlées que dans le cadre des voies de recours et, d’autre part, que la responsabilité pénale d’un juge ne pouvait être engagée que pour autant que certaines conditions, établies dans la jurisprudence, étaient remplies.
En effet, tout en reconnaissant que la responsabilité pénale du juge ne pouvait pas, en règle générale, être mise en cause pour le prononcé d’une décision de justice, la Haute cour avait néanmoins indiqué les lignes directrices à suivre aux fins de la détermination, dans chaque affaire, du point de savoir si un tel acte pouvait constituer l’infraction en question.
La Cour note que les requérantes étaient des juges spécialisées en droit pénal dotées d’une ancienneté de plusieurs années dans la magistrature. Compte tenu de leur statut et de leur expérience, il n’était pas déraisonnable d’attendre des intéressées qu’elles agissent avec grande prudence et mettent un soin particulier à évaluer les risques que comportait l’exercice de leur métier.
L’ordre juridique roumain indiquait clairement, à l’époque des faits qu’était susceptible de constituer une infraction le fait pour un juge de prononcer sciemment, en méconnaissance de la loi, une décision de justice causant un préjudice, sans qu’une telle qualification pénale ne mette en cause l’indépendance garantie à la profession.
La Cour est consciente que, en l’espèce, le contexte factuel dans lequel s’inscrivaient les faits reprochés aux intéressées se superposait dans une certaine mesure à l’activité principale des fonctions d’un juge, à savoir celle de rendre des décisions de justice. Toutefois, les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que les articles de loi réprimant l’abus de fonctions au moment des faits accompagnés de la jurisprudence interprétative étaient formulés de manière suffisamment précise pour permettre aux requérantes, elles-mêmes juges, de discerner dans une mesure raisonnable au regard des circonstances que leurs actes risquaient de leur valoir une condamnation pénale, sans que la garantie d’indépendance de la justice soit remise en cause. En outre, l’interprétation que les juridictions nationales ont retenue pour établir la responsabilité individuelle des requérantes était cohérente avec la substance de l’infraction en cause.
Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention.
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